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cent ans, je verrai toujours ce visage pâle et défiguré, ces yeux éteints, et par-dessus tout cette poitrine entr’ouverte.

Quand je fus un peu remis, je me tâtai : je n’avais qu’un violent mal de tête et un genou déboîté, rien de cassé d’ailleurs. Je me traînai jusqu’à la fenêtre du salon, il était vide : on avait eu le temps d’emporter les officiers ; mais je n’ai jamais su ce qu’étaient devenus les soldats du deuxième étage.

Cependant de nombreux fuyards, parmi lesquels plusieurs officiers abandonnés de leur troupe, passaient en se dirigeant sur Sedan. Je connus à leur air que tout était perdu ; nous étions cernés de toutes parts : encore une heure, et nous allions être bloqués dans la ville, si l’on n’avait pas eu la précaution de s’ouvrir la route de Mézières. Je voulus me mêler à un groupe et suivre : mon genou ne me le permit pas. J’entrai sous bois et m’assis au pied d’un arbre, espérant, la nuit venue, pouvoir franchir les trois kilomètres qui me séparaient de la frontière. Vain espoir : une demi-heure après, les Prussiens arrivaient en masse à travers bois, battant les buissons, tirant devant eux, poussant de formidables hurrahs, et j’étais pris. Deux hommes furent détachés pour me conduire au camp. Je m’attendais à de mauvais procédés, peut-être à des violences ; ils furent au contraire d’une grande douceur, et même prévenans. Je n’en dirai pas autant de leur capitaine, un vrai Prussien, celui-là, rogue, insolent et brutal. Quand j’arrivai près de lui, son premier soin fut de demander à ses hommes s’ils m’avaient fouillé, et sur leur réponse négative il s’avança vers moi pour me prendre ma montre. Je la lui remis pour éviter son contact. Il porta la main à sa poche : je compris, et je lui remis encore mon porte-monnaie. Il l’ouvrit, et parut satisfait. J’avais encore un médaillon ; mais la garniture était sans valeur, il me le laissa. J’étais encore plus surpris qu’indigné. Je savais bien qu’ils brûlaient les villages, et je les soupçonnais d’avoir tiré sur nos ambulances ; mais je n’aurais jamais cru qu’ils descendissent jusqu’à détrousser leurs prisonniers. Hélas ! l’avenir me réservait bien d’autres surprises.

Nous devions coucher à Donchery ; en passant devant le quartier-général, nous fûmes accueillis par des huées, et la musique se mit à jouer l’air de la Reine Hortense. Cette ironie toute germanique mit le comble à leur joie, dont les bruyans échos nous poursuivirent bien avant dans la nuit. Le lendemain, à midi, nous étions sur la route de Pont-à-Mousson. Grâce à l’intervention d’un officier, qui me prit avec lui comme ordonnance, j’avais pu trouver place sur une charrette de réquisition. Je ne vous dirai pas toutes les humiliations qu’on nous fit subir, tous les mauvais traitemens qu’on nous infligea, toutes les grossièretés dont nous eûmes à nous plaindre. Le capitaine du détachement qui nous conduisait, un Wurtember-