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qui fut un des mauvais génies de cette guerre nous obligeait de rétrograder sur Sedan. Nous y arrivâmes dans la nuit du 31, après dix-huit heures de route à travers les bois et les terres labourées. Dès le point du jour, l’action s’engageait. Le rôle du 1er corps, en cette journée qui vit s’écrouler la fortune militaire de la France, fut bien simple : nous restâmes en position six heures durant, sans avancer ni reculer, sans tirer un coup de fusil, sous le feu de 1,200 pièces de gros calibre, assommés surplace, à plus de 5 kilomètres de l’ennemi, attendant des instructions qui ne vinrent pas, frémissans d’impatience, ivres de rage et de désespoir. Vers dix heures, la situation devint intolérable : des soldats, quelque braves qu’ils soient, supportent bien le feu pendant deux ou trois heures sans bouger de place, mais il n’y a pas de troupe qui soit capable de rester à découvert une demi-journée sous les obus sans que son moral en soit ébranlé. Il arrive un moment où les nerfs se détendent ; on éprouve une furieuse envie de marcher, de tirer, d’agir enfin. Nous en étions là, et l’on pouvait déjà remarquer à de certains indices les progrès de la démoralisation : les hommes étaient silencieux ; plus de plaisanteries lorsque les projectiles éclataient sans tuer personne, plus de rires quand, dépassant le régiment, ils s’enfonçaient dans la terre labourée sans éclater. Et comme les têtes des plus hardis se baissaient, et comme on était habile à se cacher derrière les camarades du premier rang ! Le brave lieutenant-colonel Sermensan, qui commandait en l’absence du colonel, tombé malade à Carignan la veille, commençait à devenir soucieux. Un moment je fus près de lui, et, comme je l’interrogeais du regard, il me dit à voix basse, en s’efforçant de sourire, car les hommes avaient tous les yeux fixés sur leur chef : « Je les tiens encore ; mais, si l’on ne m’envoie pas d’ici à une demi-heure l’ordre de marcher en avant, je ne réponds plus de rien. » Au même instant, comme pour confirmer ces paroles, un obus arrive en rasant la terre, et tombe en plein bataillon, à quelques pas de nous. Trois ou quatre hommes sont tués, cinq ou six blessés ; l’un d’eux, qui avait tout l’abdomen emporté, — de ma vie je n’oublierai cette scène, — se redresse, nous regarde un instant, puis de ses deux mains, ayant arraché ce qui lui restait d’entrailles, déplie sa tente, s’enveloppe dedans et meurt. Nous étions encore sous l’impression de cet horrible spectacle, quand une nouvelle décharge jette par terre un officier et blesse plusieurs hommes. Du coup, le désordre se met dans les premiers rangs, l’effroi gagne les autres, un homme lâche pied : deux officiers se précipitent, et le ramènent bon gré mal gré ; les autres demeurent hésitans, mais un sentiment d’horreur est entré dans les âmes et glace les courages.

Enfin arrive un officier d’état-major. C’était le premier que nous