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il trouvait, comme il le disait lui-même, quelque chose qui le mettait du côté de la France. C’est cet inconnu, — nous ne voulons pas pour le moment essayer de le définir, — qui fait que l’Alsace nous est si attachée, et que, malgré ses grandes qualités, la patrie de Goethe et de Kant, si elle ne rencontre pas dans sa conquête une Vénétie toujours en révolte, s’étonnera longtemps d’y trouver une terre française de cœur et d’aspiration. En vain l’Allemagne espère que nos derniers malheurs, les plus cruels de tous, ces deux longs mois douloureux dont elle n’a cessé de faire à l’Alsace un tableau si habile, nous aliéneront à jamais les esprits. L’Alsace a suivi cette guerre avec la profonde tristesse que toute la France a ressentie ; elle en a plus cruellement souffert que bien d’autres provinces, car elle ne sait se distraire des pensées sérieuses : elle n’a pas la ressource de la légèreté ou de l’expansion déclamatoire, et quel supplice n’était-ce pas pour elle de voir la propagande du vainqueur se faire un argument de nos fautes, chercher à circonvenir son affection en lui répétant que nous étions arrivés à cet état où un peuple ne sait plus qu’achever de ses propres mains l’œuvre de destruction commencée par l’étranger ! Qu’on lise les sentimens que nombre d’Alsaciens ont exprimés à cette occasion, par exemple la lettre de M. Rist publiée récemment dans le Times, on y verra que l’Alsace ne pensait guère aux avantages matériels que lui donnait sa séparation de la France, à la sécurité assurée pour celles de ses maisons que le feu des Allemands a épargnées, à la préexcellence de la paix prussienne sur l’anarchie française, de la sophistique innée de ses vainqueurs sur les égaremens d’une trop grande partie d’entre nous. Certes l’insurrection qui finit à cette heure par l’assassinait a ébranlé les faibles, consolé de la conquête les égoïstes, et c’est là un mal profond. Certes à la longue, si nous ne savions trouver ni l’ordre, ni la liberté, il faudrait renoncer aux sympathies ardentes de cette province ; mais l’Alsace, qui a bien fait son devoir durant la guerre, qui depuis a tenu la tête haute devant son maître, l’Alsace compte que la France aussi fera ce qu’elle doit faire : elle compte que sans désespoir, comme sans illusion, nous chercherons à réparer le passé ; elle compte que nous y parviendrons, et quel honnête homme en France à cette heure oserait dire que la ferme espérance, l’infatigable activité et aussi une certaine fierté de tout ce qu’il y a de bon en nous ne sont pas les plus impérieux des devoirs ?

Albert Dumont.