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rais sans me dire adieu ! Il faut avouer la vérité, entends-tu ? Si tu essaies encore de me tromper, je te méprise et je t’abandonne !

Francia se jeta à ses genoux en sanglotant. La dernière crise de cette cruelle soirée avait dissipé subitement sa migraine ; son cœur était plein d’une indignation énergique contre ces deux Russes qui avaient tenté de l’avilir. Elle raconta avec une grande netteté et une sincérité absolue l’histoire de ses relations avec Mourzakine. Ce fut avec une énergie égale, mais accentuée de nombreux jurons, que le sergent, tout en ménageant les reproches à la pauvre fille, flétrit la conduite des deux étrangers. Il ne voulut pas admettre de circonstances atténuantes en faveur du prince, et, quand Francia essaya de se persuader à elle-même que sa conduite avait pu être moins coupable que le comte ne la lui avait présentée, Moynet s’emporta contre elle et se défendit de toute pitié pour le chagrin qui l’accablait. — Tu es une sans-cœur et une lâche, lui dit-il, tu as trahi ton pays et le souvenir de ta mère ! Tu t’es donnée à l’homme qui l’a tuée ! Il l’a dit à son autre maîtresse, ça doit être vrai, et à l’heure où nous sommes ils en rient ensemble, car elle est aussi canaille que lui et que toi ! Elle trouve ça drôle ! Ah ! les femmes ! comme c’est vil, et comme j’ai bien fait de rester garçon ! Tiens, finis de pleurer, fille entretenue par l’ennemi ! ou je te mets sur le trottoir avec les autres !… Les autres ? Non, j’ai tort, j’oubliais,… les filles publiques valent mieux que toi ! Le jour de l’entrée des ennemis dans Paris, il n’y en a pas une qui se soit montrée sur le pavé… Ah ! j’en rougis pour toi ! pour moi aussi, qui t’ai ramenée de là-bas, et qui aurais mieux fait de te flanquer une balle dans la tête ! Voilà un beau débris de la grande armée, voilà un bel échantillon de la déroute ! Et comme ces ennemis doivent avoir une belle idée de nous !

Francia l’écoutait, le coude sur son genou, la joue dans sa main, la poitrine rentrée, les yeux fixes. Elle ne pleurait plus. Elle envisageait sa faute, et commençait à y voir un crime. Ses affreuses visions de la nuit précédente lui revenaient. Elle contemplait, tout éveillée, la tête mutilée de sa mère et le cheval de Mourzakine galopant avec ce sanglant trophée. — Papa Moynet, dit-elle à l’invalide, je vous en prie, ne dites plus rien ; vous me rendrez folle !

— Si ! Je veux dire, et je dirai encore, reprit Moynet, à qui elle avait oublié de faire savoir combien elle était malade depuis vingt-quatre heures : je ne t’ai jamais assez dit, je ne t’ai même jamais dit ce que je devais te dire ! J’ai été trop doux, trop bête avec toi. Tu m’as toujours dupé, et ce qui arrive, c’est ma faute. Nom de nom ! C’est aussi la faute de la misère. Si j’avais eu de quoi te placer, et le temps de te surveiller, et un endroit, des personnes