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qu’il voulait s’en aller. Il resta à flâner sous le péristyle du théâtre. Francia n’osa raconter à son prince la rencontre qui venait de la troubler et de l’attrister profondément, car, si elle n’avait que de l’effroi pour l’amour d’Antoine, elle n’en était pas moins touchée de sa confiance et de son respect. — Il croit des choses impossibles à croire, se disait-elle, et ce n’est pas tant parce qu’il est simple que parce qu’il m’estime plus que je ne vaux !

Et puis, ce vieux ami, ce limonadier à la jambe de bois, qu’elle n’avait pas embrassé en partant, qu’elle n’avait pas eu le courage de tromper, et qui l’attendrait tous les jours jusqu’au moment où, las d’attendre, il prononcerait sur elle l’arrêt que méritent les ingrats !

Mourzakine lui apportait des friandises qu’elle se mit à grignoter en rentrant ses larmes. Le rideau se releva. Elle essaya de s’amuser encore ; mais elle avait des éblouissemens, des élancemens au cœur et au cerveau ; elle craignait de s’évanouir ; elle ne put cacher son malaise. — Rentrons ! lui dit Mourzakine. Elle ne voulait pas l’empêcher d’entendre toute la pièce. Elle espéra que cinq minutes d’air libre la remettraient. Il la conduisit sur le balcon du foyer, où elle se débarrassa de son voile et respira. Elle redevint gaie, confiante, et quand la cloche les avertit, sans songer à cacher son visage, elle retourna avec lui à sa loge.

Au moment où, après l’y avoir fait entrer, Mourzakine allait s’y placer auprès d’elle, une main lui frappa l’épaule, et le força à se retourner. C’était l’oncle Ogokskoï, qui, l’attirant dans le couloir, lui dit en souriant : Tu es là avec ta petite. Je l’ai aperçue ; mais je suis curieux de voir si elle est vraiment jolie.

— Non, mon oncle, elle n’est pas jolie, répondit à voix basse Mourzakine, qui frémissait de rage.

— Je veux entrer dans la loge, ouvre ! Fais donc ce que je te dis ! ajouta le comte d’un ton sec qui ne souffrait pas de réplique.

Mourzakine lutta comme on peut lutter contre le pouvoir absolu. — Non, cher oncle, dit-il en affectant une gaîté qu’il était loin de ressentir, je vous en prie, ne la voyez pas. Vous êtes un rival trop dangereux ; vous m’avez mis au plus mal avec la belle marquise, laissez-moi ce petit échantillon de Paris, qui n’est vraiment pas digne de vous.

— Si tu dis la vérité, reprit tranquillement le comte, tu n’as rien à craindre. Allons, ouvre cette porte, te dis-je, ou je l’ouvrirai moi-même.

Mourzakine essaya d’obéir, il ne put le faire ; il se sentit comme paralysé. Ogokskoï ouvrit la loge, et, laissant la porte ouverte pour y faire pénétrer la lumière du couloir, il regarda très attentivement