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La Valentin sortit. — Monsieur le docteur, dit Francia, recouvrant une vivacité fébrile, il faut que vous m’aidiez à retourner chez nous ! Je suis ici chez un homme qui m’a tué ma mère !

Le docteur fronça légèrement le sourcil ; l’étrange révélation de la jeune fille ressemblait beaucoup à un accès de démence. Il lui toucha le pouls ; elle avait la fièvre, mais pas assez pour l’inquiéter. Il lui fit boire un peu d’eau, l’engagea à se tenir calme un instant et l’observa ; puis, la questionnant avec ordre, laconisme et douceur, il fut frappé de la lucidité et de la sincérité de ses réponses. Au bout de dix minutes, il savait toute la vie de Francia, et se rendait un compte exact de sa situation. — Ma pauvre enfant, lui dit-il, il ne me paraît pas certain que ce prince russe soit le meurtrier de votre mère. Vous avez pu être trompée par une rivale à l’effet de vous faire souffrir ou de rompre vos relations avec son amant ; mais je suis pour le proverbe Dans le doute, abstiens-toi ! Vous ferez donc bien, dans quelques heures, ce soir,… quand vous pourrez sortir sans inconvénient pour votre santé, de vous en aller d’ici.

Francia fit un geste d’angoisse. — Vous n’avez rien, je sais, reprit le docteur, et vous ne voulez plus rien recevoir de ce prince. Moi, je ne suis pas riche, je suis même pauvre ; mais je connais de bonnes âmes qui, sans même savoir votre nom et votre histoire, me donneront un secours suffisant pour vous permettre d’aller loger ailleurs. Dame ! après ça, il faudra bien essayer de travailler ?

— Mais, monsieur, je travaille ! Voyez, mon ouvrage est là. J’ai des pièces à finir et à renvoyer.

— Oui, dit le docteur, des gilets de flanelle ! Je sais ce que ça rapporte. Ce n’est pas assez ; il faut entrer dans quelque hospice ou dans tout autre établissement public pour travailler à la lingerie avec des appointemens fixes. Je m’occuperai de vous. Si vous êtes courageuse et sage, vous vous tirerez honnêtement d’affaire ; sinon, je vous en avertis, je vous abandonnerai. Je vois qu’en ce moment vous avez de bonnes intentions ; je vais vous mettre à même d’y donner suite. Tâchez de dormir une heure, à présent que vous voyez le moyen de réparer votre faute. Et puis vous vous lèverez, vous vous habillerez tout doucement, et je viendrai vous prendre pour vous conduire au logement provisoire que vous voudrez choisir. Il me faut deux ou trois jours au plus pour vous caser.

Francia lui baisa les mains en le quittant. Elle était si pressée de s’en aller qu’elle ne put dormir ; elle se leva, réussit à se débarrasser des obsessions de la Valentin, s’enferma et se mit à refaire ses paquets, croyant à chaque instant entendre revenir le bon docteur, qui devait délivrer sa conscience au prix d’une aumône dont elle ne rougissait plus.