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qui doit être évitée. Il faut que le ciment social, qui consiste d’abord dans la contrainte exercée par le chef, se trouve plus tard dans la libre volonté des gouvernés, dans le consentement ; mais celui-ci ne naît point spontanément, il lui faut du travail et de l’art.

La société, avons-nous dit, évite de grands sacrifices. Elle en impose aussi nécessairement d’autres, plus petits, il est vrai, dans l’état normal au moins. Les petits sacrifices font toujours souffrir ; les grands qu’on évite, on ne les sent naturellement pas : on est d’autant plus exposé à les oublier, que la société remplit mieux ses fonctions. Or l’homme, et nous ne saurions l’en blâmer, n’accepte que les privations qui se justifient. L’esprit de mécontentement et de rébellion procède d’une origine légitime. Au lieu de s’en étonner ou de s’en irriter, il faut en chercher les remèdes, et pour cela en étudier les causes. Il faut d’abord donner satisfaction à ce qu’il renferme de fondé. Les élémens malsains, privés désormais de ce qui faisait leur force, ne résisteront pas au moyen que je vais indiquer. Tout individu a des motifs pour se soumettre à la société et d’autres pour s’en affranchir. Les premiers s’effacent avec chaque progrès de la civilisation, tandis que les derniers se font sentir toujours plus fortement. C’est là qu’est le danger ; pour y parer, il n’est pas nécessaire de rien créer : il suffit de mettre en lumière une chose qui existe, qui se dérobe seulement à la vue. Cette vérité qu’il s’agit de révéler, ou plutôt de rappeler, nous l’avons déjà indiquée en passant ; il faut maintenant la reprendre et la compléter.

L’homme, fût-ce même le plus libre et le plus puissant, est loin d’être absolument indépendant dans ce monde. Il est soumis à une foule de nécessités ; celles-ci sont parfois inévitables, comme la mort. D’autres fois nous pouvons nous y soustraire, mais nous ne le faisons pas impunément. Nous pouvons dissiper notre fortune, ruiner notre santé, manquer à notre parole ; mais nous ne devons pas le faire, parce que nous en souffririons.

Les nécessités, qui ont leur source dans la force des choses beaucoup plus que dans l’arbitraire des hommes, ne sont pas seulement des causes de souffrance ; elles brisent celui qui s’y oppose ; en revanche, elles secondent celui qui leur obéit. Or, pour leur obéir, il faut les connaître, et de cette connaissance dépend notre salut.

Ce sont ces nécessités qui nous poussent à vivre en société et à nous imposer des privations pour cela. Et la société compromet elle-même son existence en empêchant ces puissances, non pas d’être, mais de se faire sentir. De là ces oscillations fâcheuses qui de l’état social nous ramènent souvent à la barbarie. Pour les faire disparaître, il faut arriver à ce que les nécessités en question cessent