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celui de la mort. J’allai à elle, je mis ma main sur son front ; il était réchauffé et humide. — Tu n’es donc pas morte ? lui dis-je : allons ! tâche de guérir, et je lui mis entre les dents une croûte de pain qui était restée sur la table. Elle me sourit faiblement, et dévora le pain qu’elle roulait avec sa bouche sur l’oreiller, car elle n’avait pas la force d’y porter les mains. De quelle pitié je fus saisi ! Je courus chercher d’autres vivres en disant à la femme de la maison : « Ayez soin de cette petite. Voilà de l’argent ; sauvez-la. » Alors l’enfant fit un grand effort. Comme je sortais, elle tira ses bras maigres hors du lit et les tendit vers moi en disant : « Ma mère ! »

Quelle mère ? Où la trouver ? Puisqu’elle n’était pas là, c’est qu’elle était morte. Je ne pus que hausser les épaules avec chagrin. La trompette sonnait ; il fallait partir, continuer la poursuite. Je partis. — Et à présent… peut-on espérer de la retrouver, cette mère ? Ce n’était pas du tout une célébrité, comme ses enfans se le persuadent ; elle était de ces pauvres artistes ambulans que Napoléon trouva dans Moscou, qu’il fit, dit-on, reparaître sur le théâtre après l’incendie pour distraire ses officiers de la mortelle tristesse de leur séjour, et qui le suivirent malgré lui avec toute cette population de traînards qui a gêné sa marche et précipité ses revers. Des cinquante mille âmes inutiles qui ont quitté la Russie avec lui, il n’en est peut-être pas rentré cinq cents en France. Enfin je verrai l’enfant, elle m’intéresse de plus en plus. Elle est bien jolie à présent ! — Plus jolie que la marquise ? — Non, c’est autre chose. Et après ce muet entretien avec sa pensée, Mourzakine se rappela qu’il avait laissé la marquise en tête-à-tête avec son oncle. — Arrivez donc, mon cousin, s’écria-t-elle en le voyant revenir. Venez me protéger. On est en grand péril avec M. Ogokskoï. Il est d’une galanterie vraiment pressante. Ah ! les Russes ! Je ne savais pas, moi, qu’il fallait en avoir peur.

Tout cela, débité avec l’aplomb d’une femme qui n’en pense pas un mot, porta différemment sur les deux Russes. Le jeune y vit un encouragement, le vieux une raillerie amère. Il crut lire dans les yeux de son neveu que cette ironie était partagée. — Je pense, dit-il en dissimulant son dépit sous un air enjoué, que vous mourez d’envie de vous moquer de moi avec Diomiditch ; c’est l’affaire des jeunes gens de plaire à première vue, n’eussent-ils ni esprit, ni mérite ;… mais ce n’est pas ici le cas, et je vous laisse en meilleure compagnie que la mienne.

— Puis-je vous demander, lui dit Mourzakine en le reconduisant jusqu’à sa voiture de louage, si vous avez plaidé ma cause…

— Auprès de la belle hôtesse ? Tu la plaideras bien tout seul !

— Non ! auprès de notre père.