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perfectionnement de la servitude sociale. Le soldat arrive aisément à être comme insensible à toutes choses, excepté à l’ordre de ses chefs. Il agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n’est plus un homme, mais c’est encore un animal très redoutable dressé à la guerre. »

On a pu voir dans ces derniers mois un exemple complet de ce qu’est en Prusse l’instruction populaire, et de la manière dont on l’exploite au profit de l’état. Lorsque la guerre éclata, le gouvernement y était admirablement préparé, mais le peuple ne s’y attendait pas. Les récoltes avaient commencé, on était en pleine activité agricole, ce fut un coup de foudre dans un ciel serein. Le premier mouvement fut de la stupeur, puis vint la crainte : le prestige des armes françaises n’avait pas encore été ébranlé. Le gouvernement ne laissa pas aux esprits le temps de s’égarer sur cette pente. Il avait déblayé le terrain : depuis 1866, il s’était attaché par tous les moyens à réveiller à la fois l’idée de la grande Allemagne et les méfiances traditionnelles contre l’ennemi héréditaire. La presse reçut un mot d’ordre, et partout, comme une traînée de poudre, les haines de 1813 se rallumèrent sur tout le sol de la Prusse. Le peuple, qui avait cru en 1866 à « l’agression de l’Autriche, » n’eut pas de peine à être convaincu de l’agression de la France. Les Bonaparte, lui disait-on, voulaient recommencer leurs conquêtes et démembrer de nouveau l’Allemagne ; on lui montra les Français jaloux des victoires de Bohême, prêts à se jeter de nouveau sur les provinces rhénanes, et toute l’horrible légende des anciennes invasions, apprise aux écoles, conservée dans les chants nationaux, réveilla au fond des cœurs les rancunes endormies, et souleva des rages sourdes, d’autant plus redoutables que, le succès ne paraissant point assuré, la terreur s’y mêlait. Les pitoyables déclamations d’une partie de la presse parisienne donnaient à ces colères de trop spécieux prétextes. Les agitateurs coupables qui lancèrent sur le boulevard les fameuses blouses blanches, les politiques naïfs qui déchaînèrent la Marseillaise dans les faubourgs et le Rhin allemand dans le théâtre, les écrivains surtout qui, dans des articles insensés, menaçaient d’avance l’Allemagne des traitemens qu’elle nous a fait subir, ne sauront jamais quels services ils ont rendus au gouvernement prussien. Toutes ces tristes folies, premiers symptômes du mal auquel Paris a succombé, et dont les dernières convulsions l’agitent encore, étaient traduites, embellies, commentées et répandues dans les campagnes allemandes à des milliers d’exemplaires, y faisaient bouillonner toutes les effervescences nationales. Le jour de la déclaration de la guerre, l’unité allemande était un fait accompli ; le pays tout entier se jeta sur ses