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comme on fait les exercices militaires ; ils exécutent les uns et les autres avec la même ponctualité machinale. C’est ainsi préparés qu’ils arrivent à l’armée ; on y achève leur éducation, et la landwehr les tient jusqu’à près de quarante ans sous la férule du gouvernement. À cet âge, l’homme est fait ; il est marié, il est père, et il transmet déjà à ses fils la discipline dans laquelle il est né, où il vit et veut mourir.

Les Allemands ne sont pas naturellement généreux ; une pareille éducation appliquée à de tels caractères n’était pas faite pour leur donner les sentimens humains et les idées générales dont l’absence nous a si vivement blessés chez eux. Ce n’est pas qu’ils soient cruels de tempérament et dépourvus d’une certaine bonté brutale dans leur vie privée ; mais ils sont élevés à recevoir un mot d’ordre, et ils y obéissent sans réserve. La sentimentalité excessive qu’ils étalent souvent n’exclut pas dans la pratique des habitudes de violence grossière. Ils supportent la férule à l’école et le plat de sabre à l’armée. Bien que pauvres, laborieux et connaissant le prix du travail, ils exécutent sans remords les ordres de destruction qu’ils reçoivent, parce qu’on les a formés à l’idée que c’était là une conséquence de la guerre, et que, l’ayant subie, pouvant la subir encore, ils avaient le droit de l’imposer. On les voyait ainsi admirer à la fois la richesse de notre pays, en déplorer la ruine, et cependant l’accomplir de sang-froid et sans le moindre scrupule. Ils sont religieux ; mais leur religion, comme celle des anciens Hébreux, est rude. Jalouse et arrogante. Il y a moins de contradiction qu’il ne semble d’abord entre les apparences d’une civilisation avancée dans les classes supérieures et une pareille barbarie dans les mœurs. Rome était en plein raffinement d’art et de littérature lorsqu’on y jetait les chrétiens aux bêtes ; le siècle de Louis XIV avait donné au monde l’une des plus exquises fleurs de civilisation qu’il ait connues, Racine était vivant, Bossuet faisait autorité dans la cour, lorsque furent ordonnées les dragonnades des Cévennes et l’incendie du Palatinat. Barrère enfin, Robespierre et Carrier lui-même, apôtres et exécuteurs du terrorisme, sortaient de cette belle école humanitaire dont s’honorait le xviiie siècle, ils en parodiaient le langage et en blasphémaient les maximes. L’exemple de la Prusse n’est pas unique ; ses sophismes n’en sont que plus coupables et ses prétentions plus impertinentes. Ce qu’elle a produit, ce n’est point un peuple moral et civilisateur, mais un instrument accompli de domination et de conquête. Il semble que Tocqueville l’ait pressenti lorsqu’il écrivait, en parlant du soldat dans les aristocraties : « Il est plié à la discipline militaire avant, pour ainsi dire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline militaire n’est qu’un