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Mourzakine, vous devez avoir une grande influence à la cour du gzar, vous parlerez pour nous, pour notre roi légitime !

— Soyez tranquille, notre cousin est avec nous, répondit Mme de Thièvre en passant son bras sous celui de Mourzakine. Allons déjeuner.

— Inutile, dit-elle tout bas au prince en se rendant à la salle à manger, de dire au marquis que vous êtes pour le moment en froid avec votre empereur. Il s’en tourmenterait…

— Vous vous appelez Flore ! dit Mourzakine d’un air enivré en pressant contre sa poitrine le bras de la marquise.

— Eh bien ! oui, je m’appelle Flore ! ce n’est pas ma faute.

— Ne vous en défendez pas, c’est un nom délicieux, et qui vous va si bien !

Il s’assit auprès d’elle en se disant : — Flore ! c’était le nom de la petite chienne de ma grand’mère. C’est singulier qu’en France ce soit un nom distingué ! Peut-être que le marquis s’appelle Fidèle, comme le chien de mon grand-oncle !

Le temps n’était pas encore venu où toutes les jeunes filles bien nées devaient se nommer Marie. La marquise datait des temps païens de la révolution et du directoire. Elle ne rougissait pas encore de porter le nom de la déesse des fleurs. Ce ne fut qu’en 1816 qu’elle signa son autre prénom Elisabeth, jusque-là relégué au second plan.

Le marquis, tout plein de son sujet, entretint loquacement sa femme et Mourzakine de ses espérances politiques. Le Russe admira la prodigieuse facilité avec laquelle ce petit homme parlait, mangeait et gesticulait en même temps. Il se demanda s’il lui restait, au milieu d’une telle dépense de vitalité, la faculté de voir ce qui se passait entre sa femme et lui. À cet égard, le cerveau du marquis lui apparut à l’état de vacuité ou d’impuissance complète, et, pour aider à cette bienfaisante disposition, il promit de s’intéresser à la cause des Bourbons, dont il se souciait moins que d’un verre de vin, et à laquelle il ne pouvait absolument rien, n’étant pas un aussi grand personnage qu’il plaisait à son cousin le marquis de se l’imaginer.

Celui-ci, ayant engouffré une quantité invraisemblable de victuailles dans son petit corps, venait de demander sa voiture, lorsqu’on annonça le comte Ogokskoï. — C’est mon oncle, aide-de-camp du tsar, dit Mourzakine ; me permettez-vous de vous le présenter ?

— Aide-de-camp du gzar ? Nous irons ensemble à sa rencontre, s’écria le marquis, enchanté de pouvoir établir des relations avec un serviteur direct du maître. — Il oubliait, l’habile homme, que le rôle des serviteurs d’un grand prince est de ne jamais vouloir que ce que veut le prince avant de les consulter.