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de la rassurer en lui racontant succinctement son aventure de la veille et en lui avouant qu’il était aux arrêts pour ce fait à l’hôtel de Thièvre. — C’est, ajouta-t-il, parce que votre valet de chambre, en désignant la cause de ma disgrâce, s’est servi du mot grisette que je tenais à savoir ce que ce pouvait être.

— Ce n’est pas grand’chose, reprit la marquise. Il faut lui envoyer un louis d’or, et tout sera dit.

— Il paraît qu’elle ne veut rien, dit Mourzakine, qui crut inutile d’ajouter que la grisette demandait à le voir.

— Alors c’est qu’elle est richement entretenue, répliqua la marquise.

— Richement, non ! pensa Mourzakine, puisqu’elle demeure dans un taudis et repasse ses nippes elle-même. Où donc ai-je déjà vu cette jolie petite figure chiffonnée ?

Mourzakine pensait plus volontiers en français qu’en russe, surtout depuis qu’il était en France ; c’est ce qui fait qu’il pensait souvent de travers, faute de bien approprier les mots aux idées. Figure chiffonnée était un mot du temps, qui s’appliquait alors à une petite laideur agréable ou agaçante. La grisette en question n’avait pas du tout cette figure-là. Pâle et menue, sans éclat et sans ampleur, elle avait une harmonie et une délicatesse de lignes qui ne pouvaient pas constituer la grande beauté classique, c’était le joli exquis et complet. La taille était à l’avenant du visage, et en y réfléchissant Mourzakine se reprit intérieurement. — Non pas chiffonnée, se dit-il, jolie, très jolie ! Pauvre, et ne voulant rien !

— À quoi songez-vous ? lui demanda la marquise.

— Il m’est impossible de vous le dire, répliqua effrontément le jeune prince.

— Ah ! vous pensez à cette grisette ?

— Vous ne le croyez pas ! mais vous m’avez si bien rembarré tout à l’heure ! vous n’avez plus le droit de m’interroger.

Il accompagna cette réponse d’un regard si langoureusement pénétrant, que la marquise rougit de nouveau et se dit en elle-même :

— Il est entêté, il faudra prendre garde !

Le marquis vint les interrompre. — Flore, dit-il à sa femme, vous saurez une bonne nouvelle. Il a été décidé hier soir à la rue Saint-Florentin (manière de désigner l’hôtel Talleyrand où résidait le tsar) qu’on ne traiterait de la paix ni avec Buonaparte, ni avec aucun membre de sa famille. C’est M. Dessoles qui vient de me l’apprendre. Ordonnez qu’on nous fasse vite déjeuner ; nous nous réunissons à midi pour rédiger et porter une adresse à l’empereur de Russie. Il faut bien formuler ce que l’on désire, et l’appel au retour des Bourbons n’a encore eu lieu qu’en petit comité. Prince