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taper dans une bagarre. Y a pas besoin d’être grand et fort pour faire une presse ; les plus lestes, et j’en suis, sauteront en croupe des cosaques et leur planteront leur couteau dans la gorge. Les femmes en seront aussi : elles entassent des pavés dans les maisons pour les jeter par la fenêtre ; qu’ils y viennent, on les attend !

Francia, restée seule, sentit que son cerveau se troublait. Elle descendit au jardin, et se promena sous les grands arbres sans savoir où elle était : elle s’imaginait par momens entendre le canon ; mais ce n’était que l’afflux du sang au cerveau qui résonnait dans ses oreilles. Paris était tranquille, tout devait se passer en luttes diplomatiques, et, après une dernière velléité de combat. Napoléon devait se résigner à l’île d’Elbe.

Tout à coup Francia se trouva en face d’une femme grande, drapée dans un châle blanc, qui se glissait dans le crépuscule, et qui s’arrêta pour la regarder ; c’était Mme  de Thièvre, qui, connaissant les localités et traversant le jardin de Mme  de S…, son amie absente, venait s’informer de Mourzakine. Elle aussi était inquiète et agitée. Elle voulait savoir s’il était rentré ; elle avait déjà envoyé deux fois Martin, et, n’osant plus lui montrer son angoisse, elle venait elle-même, à la faveur des ombres du soir, regarder si le pavillon était éclairé.

En voyant une femme seule dans ce jardin où personne du dehors ne pénétrait, la marquise ne douta pas que ce ne fût la jeune protégée du prince, et elle n’hésita pas à l’arrêter en lui disant : — Est-ce vous, Mlle  Francia ? — Et comme elle tardait à répondre, elle ajouta :

— Ce ne peut être que vous ; n’ayez pas peur de me parler. Je suis une proche parente du prince, et je viens savoir si vous avez de ses nouvelles.

Francia ne se méfia point, et répondit qu’elle n’en avait pas. Elle ajouta imprudemment qu’elle s’en tourmentait beaucoup, et demanda si on se battait aux barrières : — Non, Dieu merci ! dit la marquise ; mais peut-être y a-t-il quelque engagement plus loin. Vous n’êtes pas rassurée, je vois cela ; vous êtes très attachée au prince ? N’en rougissez pas, je sais ce qu’il a fait pour vous, et je trouve que vous avez bien sujet d’être reconnaissante.

— Il vous a donc parlé de moi ? dit Francia, stupéfaite.

— Il l’a bien fallu, puisque vous êtes venue lui parler chez moi. Je devais bien savoir qui vous étiez !

— Chez vous ?… Ah ! oui, vous êtes la marquise de Thièvre. Il faut me pardonner, madame, j’espérais,… à cause de ma mère…

— Oui, oui, je sais tout, mon cousin m’a donné tous les détails. Eh bien !… votre pauvre mère, il n’y a plus d’espoir, et c’est pour cela…