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Et elle raconta ce qui s’était passé au café. — Eh bien ! je ne vois pas là une si grosse affaire ! répondit le prince. Ton galopin de frère est-il si délicat qu’il ne puisse passer une nuit en prison ?

— Mais s’ils le tuent ! s’écria Francia en joignant les mains.

— Ce ne serait pas une grande perte !

— Mais je l’aime, moi, et j’aimerais mieux mourir à sa place !

Mourzakine vit qu’il fallait la rassurer. Il n’était nullement inquiet du prisonnier. Il savait qu’avec la discipline rigoureuse imposée aux troupes russes nulle violence ne lui serait faite ; mais il désirait garder un peu la suppliante près de lui, et il donna ordre à Mozdar de monter à cheval et d’aller au lieu indiqué lui chercher le délinquant. Muni d’un ordre écrit et signé du prince, le cosaque enfourcha son cheval hérissé, et partit aussitôt. — Tu resteras bien ici à l’attendre, dit Mourzakine à la jeune fille, qui n’avait rien compris à leur dialogue.

— Ah ! mon Dieu, répondit-elle, pourquoi ne le faites-vous pas remettre en liberté tout bonnement ? Il n’a pas besoin de venir ici, puisqu’il vous déplaît ! Il ne saura pas vous remercier, il est si mal élevé !

— S’il est mal élevé, c’est ta faute ; tu aurais pu l’éduquer mieux, car tu as des manières gentilles, toi ! Tu sauras que j’ai écrit pour retrouver ta mère là-bas, si c’est possible.

— Ah ! vous êtes bon, vrai ! vous êtes bien bon, vous ! Aussi, vous voyez, je suis venue à vous, bien sûre que vous auriez encore pitié de moi ; mais il faut me permettre de rentrer, monsieur mon prince. Je ne peux pas m’attarder davantage.

— Tu ne peux pas t’en aller seule à minuit passé !

— Si fait, j’ai un fiacre à la porte.

— À quelle porte ? Il n’y en a qu’une sur la rue, et je n’y ai pas vu la moindre voiture.

— Il m’aura peut-être plantée là ! Ces sapins, ils sont comme ça ! Mais ça ne me fait rien ; je n’ai pas peur dans Paris, et il y a encore du monde dans les rues.

— Pas de ce côté-ci, c’est un désert.

— Je ne crains rien, moi, j’ai l’œil au guet et je sais courir.

— Je te jure que je ne te laisserai pas t’en aller seule. Il faut attendre ton frère. Es-tu si mal ici, ou as-tu peur de moi ?

— Oh ! non, ce n’est pas cela.

— Tu as peur de déplaire à ton amant ?

— Eh bien ! oui. Il est capable de se brouiller avec moi.

— Ou de te maltraiter ? Quel homme est-ce ?

— Un homme très bien, mon prince.

— Est-ce vrai qu’il est perruquier ?