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— Oui, oui, depuis Moscou, j’en connais ! Il y en a de bons.

— Avec les jolies filles, ils peuvent être bons, les gredins ! C’est pourquoi je te défends d’y aller, moi ! Allons, remonte chez toi, ou reste ici. Je vais tâcher de ravoir ton imbécile de frère. Un gamin comme ça s’attaquer tout seul à l’ennemi ! C’est égal, ça n’est pas d’un lâche, et je vais parlementer pour qu’on nous le rende ! Il sortit. Francia l’attendit un quart d’heure qui lui sembla durer une nuit entière, et puis une demi-heure qui lui sembla un siècle. Alors, n’y tenant plus, elle avisa au passage un de ces affreux cabriolets de place dont l’espèce a disparu, elle y monta à demi folle, sachant à peine où elle allait, mais obéissant à une idée fixe : invoquer l’appui de Mourzakine pour empêcher son frère de mourir.

Bien qu’elle eût pris le cabriolet à l’heure, il alla vite, pressé qu’il était de se retrouver sur les boulevards à la sortie des spectacles ; il n’était que onze heures, et Francia lui promettait de ne se faire ramener par lui que jusqu’à la porte Saint-Martin.

Elle alla d’abord à l’hôtel de Thièvre. Personne n’était rentré ; mais le concierge lui apprit que le prince Mourzakine devait occuper le soir même son nouveau logement, et il le lui désigna. — Vous sonnerez à la porte, lui dit-il, il n’y a pas de concierge. Francia, sans prendre le temps de remonter dans son cabriolet, dont le cocher la suivit en grognant, descendit la rue, coupa à angle droit, avisa un grand mur qui longeait une rue plus étroite, assombrie par l’absence de boutiques et le branchage des grands arbres qui dépassait le mur. Elle trouva la porte, chercha la sonnette à tâtons, et vit au bout d’un instant apparaître une petite lumière portée par le grand cosaque Mozdar.

Il lui sourit en faisant une grimace qui exprimait d’une manière effroyable ses accès de bienveillance, et il la conduisit droit à l’appartement de son maître, où M. Valentin, le gardien du local, apprêtait le lit et achevait de ranger le salon.

C’était un petit vieillard très différent de son ami, le formaliste et respectueux Martin. Le jeune financier qu’il avait servi menait joyeuse vie, et il n’avait eu qu’à se louer de son caractère tolérant. En voyant entrer une jolie fille très fraîchement parée, car elle avait fait sa plus belle toilette pour aller en loge à l’Opéra, il crut comprendre d’emblée, et lui fit bon accueil. — Asseyez-vous, mam’selle, lui dit-il d’un ton léger et agréable ; puisque vous voilà, sans doute que le prince va rentrer.

— Croyez-vous qu’il rentrera bientôt ? lui demanda-t-elle ingénument.

— Ah çà ! vous devez le savoir mieux que moi : est-ce qu’il ne vous a pas donné rendez-vous ? — Et, saisi d’une certaine méfiance,