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protégeant, quoique blessé lui-même, et la faisant passer pour sa fille.

La pauvre Francia était désolée, et il ne la rassurait pas. Bien au contraire, en haine de l’étranger, il lui présentait l’accident sous les couleurs les plus sombres : être arrêté pour une rixe en temps ordinaire, ce n’était pas grand’chose, surtout quand il s’agissait d’un frère voulant faire respecter sa sœur ; mais avec les étrangers il n’y avait rien à espérer. La police leur livrerait le pauvre Dodore, et ils ne se gêneraient pas pour le fusiller. Francia adorait son frère ; elle ne se faisait pas illusion sur ses vices précoces et sur son incorrigible paresse. Au retour de la campagne de Russie, elle l’avait trouvé littéralement sur le pavé de Paris, vivant des sous qu’il gagnait en jouant au bouchon, ou qu’il recevait des bourgeois en ouvrant la portière des fiacres. Elle l’avait recueilli, nourri, habillé, comme elle avait pu, n’ayant pour vivre elle-même que le produit de quelques bijoux échappés par miracle aux désastres de la retraite de Moscou. Ses minces ressources épuisées, et ne gagnant pas plus de dix sous par jour avec son travail, elle avait consenti à partager l’infime existence d’un petit clerc de notaire, qui lui parut joli, et qu’elle aima ingénument. Trahie par lui, elle le quitta avec fierté sans savoir où elle dînerait le lendemain. Par une courte série d’aventures de ce genre, elle était trop jeune pour en avoir eu beaucoup, elle arriva à posséder le cœur de M. Guzman, qui était relativement à l’aise, et qu’elle chérissait fidèlement malgré son humeur jalouse et son outrecuidante fatuité. Francia n’était pas difficile, il faut l’avouer. Médiocrement énergique, étiolée au physique et au moral, elle reprenait à la vie depuis peu, et n’avait pas encore tout à fait l’air d’une jeune fille, bien qu’elle eût dix-sept ans ; sa jolie figure inspirait la sympathie plutôt que l’amour, et, tout en donnant le nom d’amour à ses affections, elle-même y portait plus de douceur et de bonté que de passion. Si elle aimait véritablement quelqu’un, c’était ce petit vaurien de frère, qui l’aimait de même, sans pouvoir s’en rendre compte, et sans soumettre l’instinct à la réflexion ; mais ce soir-là une transformation s’était faite dans l’âme confuse de ces deux pauvres enfans. Théodore s’éveillait à la vie de sentiment par l’orgueil patriotique ; Francia s’éveillait à la possession d’elle-même par la crainte de perdre son frère. — Écoutez, père Moynet, dit-elle au limonadier, mettez-moi dans un cabriolet ; je veux aller trouver un officier russe que je connais, pour qu’il sauve mon pauvre Dodore.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? s’écria Moynet, qui était en train de fermer son établissement tout en causant avec elle ; tu connais des officiers russes, toi ?