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voiture qui passait lourdement, un tonneau qu’on jetait à terre, suffisaient pour mettre en émoi toute la ville ou tout un quartier. Beaucoup d’organisations faibles ne résistèrent pas à tant d’émotions, et les maisons d’aliénés s’ouvrirent pour plusieurs de ces victimes de la guerre.

Que de fois l’on passa de l’espérance la plus ardente au plus extrême abattement ! Vers les premiers jours de septembre, on vit, avec une joie mal dissimulée, les Prussiens prendre des précautions extraordinaires, doubler les postes, proscrire les attroupemens, exiger le dépôt des armes. Il y avait dans l’air des bruits de victoire ; deux jours après, on voyait affichée, sans vouloir y croire, la dépêche de Sedan ! Au mois d’octobre, on apprenait que le général Cambriels venait d’installer son quartier-général à Épinal, et se préparait à marcher sur Nancy ; les Allemands cachaient aussi peu leurs frayeurs que les Français leurs espérances. Tout à coup on apprenait la reddition de Strasbourg, la marche de Werder et la perte des Vosges. À la fin du même mois, des paysans venus des villages du nord assuraient avoir aperçu les éclaireurs de Bazaine ; peu de jours s’écoulaient, et d’immenses convois de prisonniers français, des wagons remplis de généraux roulaient avec fracas sur la ligne d’Allemagne, au milieu de la douleur, de la colère et des cris furieux de la population. C’est surtout le 16 janvier que dans les cœurs, jamais lassés d’illusions, l’espérance et l’anxiété montèrent au degré le plus intense. Bourbaki marchait sur la Lorraine, assurait-on, avec 200,000 hommes, des bandes de francs-tireurs inondaient les Vosges ; le 15, un de leurs détachemens apparaissait en effet à Flavigny, à 12 kilomètres de Nancy, et occupait le pont sur la Moselle. Les administrations allemandes empaquetaient leurs archives ; de hauts fonctionnaires requéraient à la municipalité des voitures de déménagement « grandes et fortes ; » on distribuait secrètement des armes, pour leur sûreté personnelle, aux employés et négocians allemands. Hélas ! on allait apprendre la déroute de Bourbaki, la capitulation de Paris, et le tenace Allemand reprenait plus fortement la Lorraine à la gorge.

Des télégrammes de victoires allemandes étaient toujours affichés soigneusement, dans les deux langues, sur les murailles des diverses communes. Sans parler des grands désastres nationaux, ils nous apportaient presque chaque semaine, avec une régularité désespérante, la nouvelle d’un nouveau malheur qui frappait directement la Lorraine. C’était, le 23 septembre, le bombardement et la capitulation de Toul, le 11 novembre la chute de Verdun, le 24 celle de Thionville, le 12 décembre celle de Phalsbourg, le 14 celle de Montmédy, le 25 janvier celle de Longwy : autant de motifs pour