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vaient à Nancy assuraient que c’étaient les gendarmes qui les avaient obligés à déloger ; d’autres racontaient que les Prussiens s’emparaient de tous les hommes valides pour les faire marcher en tête de leurs colonnes, exposés aux premiers feux de nos soldats. Des proclamations rassurantes des autorités françaises calmèrent enfin ces terreurs, et rattachèrent les populations à leurs foyers.

Dans ces larges voies rectilignes du nouveau Nancy, qui partout se coupent à angle droit, les convois d’émigrans venaient se heurter à l’angle des rues avec le défilé plus lamentable encore des débris de Reischofen : la panique avec la déroute. Les émigrans arrivaient par la route et la porte du nord, les vaincus par la porte du sud. Les chevaux sans selle, amaigris, blessés, fourbus, les soldats hâves, affamés, épuisés par les longues marches à l’aventure à travers les bois, fantassins, chasseurs, zouaves, turcos, avec des uniformes hétérogènes, souillés, déchirés, erraient par bandes dans les rues. Ils avaient mieux conservé leurs fusils que les jeunes soldats ne l’ont fait depuis, mais non leurs sacs. En revanche, on voyait des fantassins et des turcos grimpés sur des chevaux enfourchés dans les hasards de la déroute. Leurs récits et leurs versions étaient souvent contradictoires ; mais beaucoup articulaient déjà le mot de trahison tant de fois répété depuis, premier symptôme de cette méfiance épidémique qui n’a plus cessé de sévir sur le peuple et sur l’armée. Des mendians affublés de haillons militaires, un troupeau en uniformes, que les soins de la municipalité ou les ordres des chefs poussaient vers le chemin de fer pour les parquer à la hâte dans les wagons, de malheureux vaincus dévorés de honte et de colère, ou cherchant à s’étourdir par l’ivresse ou par de rauques chansons, voilà ce qui restait de cette belle armée de Mac-Mahon qui, quinze jours auparavant, marchait si confiante à l’ennemi, premier et dernier espoir du citoyen désarmé.

Peu à peu, toute cette cohue s’écoula ; puis les administrations se replièrent » à la hâte avec leurs caisses et leurs archives, les derniers wagons et les dernières locomotives de la compagnie de l’Est s’éloignèrent en sifflant dans la direction de Paris. Nancy se trouva seul, séparé de la France, sans dépêches, sans journaux, avec les fusils de ses pompiers et les épées de ses sergens de ville, livré à l’inconnu. En effet, il faut bien le remarquer, les Prussiens, sans doute, ont paru à Reims, à Amiens, à Rouen, à Versailles, à Orléans, à Tours, à Dijon ; mais les habitans de l’intérieur avaient eu le temps de se remettre de la première stupeur ; les journaux et les correspondances les avaient renseignés sur ce qu’étaient les Prussiens, sur ce qu’on pouvait craindre ou obtenir d’eux. Les cœurs s’étaient raffermis et préparés pour des éventualités bien dé-