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et la fière prestance rappelaient aux compatriotes de Drouot les souvenirs d’un autre âge, les yeux et les imaginations se laissèrent frapper, et l’on conçut assez d’illusions pour que les nouvelles de Wissembourg, de Wœrth, de Forbach tombassent sur les populations de la Lorraine comme autant de coups de foudre. On ne connut pas tout d’abord les conséquences incalculables de ces désastres, on sentait seulement que les jours de 1792 et de 1814 étaient revenus ; mais on ne savait pas s’il y aurait pour dénoûment une nouvelle capitulation de Paris ou un nouveau Valmy.

Metz barrait le chemin à l’armée de Frédéric-Charles ; mais, devant celle de Frédéric-Guillaume, la route de Wissembourg à Château-Salins et Nancy restait libre ; Marsal devait ouvrir ses portes à la première sommation. Toutefois ce ne furent pas les envahisseurs que l’on vit d’abord, ce furent ceux qu’ils chassaient devant eux.

Les pauvres paysans de la Lorraine allemande arrivèrent les premiers ; les rues et les places de Lunéville et Nancy furent encombrées de pauvres diables qui portaient leur avoir au bout d’un bâton, de pauvres femmes qui tenaient enveloppé leur enfant dans quelque lambeau d’étoffe ; leur marche précipitée, saccadée, inquiète, conservait quelque chose de l’impulsion première de la fuite. Sur des voitures à échelles, auxquelles on avait attelé deux, quatre, six chevaux, tout ce qu’on avait pu sauver de l’écurie, étaient entassés sans choix les vieux meubles et les choses précieuses, et, comme dans le poème de Goethe, « les cages vides, les vieux tonneaux, les planches de rebut ; » les hommes conduisaient, les enfans, les femmes et les vieux étaient juchés sur le tout. Du côté de Château-Salins, la panique avait été effroyable. Au premier cri d’alarme, on s’était rué hors de chez soi, sans rien emporter, quelques-uns tête nue. Ces gens ne regardaient même pas derrière eux ; en avant, ils ne voyaient rien ; ils fuyaient. Si on leur demandait ce qu’ils craignaient, ils ne pouvaient le dire, — où ils allaient, ils n’en savaient rien. On nous a raconté que des habitans de Chambrey et de Château-Salins s’étaient en même temps réfugiés dans le bois de Chambrey, limitrophe des deux communes. A l’insu l’une de l’autre, les deux troupes s’étaient installées chacune dans une partie du bois, avec ses meubles et ses bestiaux, et attendaient ; mais en entendant, chacune de son côté, à travers le feuillage, des voix qu’elles ne reconnaissaient pas, la panique les reprit, et, se tournant le dos, elles recommencèrent à fuir. De hauts fonctionnaires ne montrèrent pas plus de courage. Un seul, M. Shaken, maire de Château-Salins, n’avait pas pris peur ; il avait prévu, paraît-il, dès le premier jour, l’inévitable annexion, et avait offert ses services au « nouveau gouvernement. » Beaucoup de ceux qui arri-