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FRANCIA.

resserrée sur le vide fait dans sa masse par l’incident rapide. Un instant, quelques exclamations de haine et de colère s’étaient élevées, et, pour peu qu’on y eût répondu dans les rangs étrangers, l’indignation se fût peut-être allumée comme une traînée de poudre. Le tsar, qui voyait et entendait tout sans perdre son vague et implacable sourire, n’eut pas besoin d’un geste pour contenir ses cohortes ; on savait ses intentions. Aucune des personnes de sa suite ne parut s’apercevoir des regards de menace qui embrasaient certaines physionomies. Quelques imprécations inarticulées, quelques poings énergiquement dressés, se perdirent dans l’éloignement. L’officier, cause involontaire de ce scandale, se flatta que ni le tsar, ni aucun de ses généraux n’en avait pris note ; mais le gouvernement russe a des yeux dans le dos. La note était prise : le tsar devait connaître le crime du jeune étourdi qui avait eu la coquetterie de choisir pour ce jour de triomphe la plus belle et la moins disciplinée de ses montures de service. En outre il serait informé de l’expression de regret et de chagrin que le jeune homme n’avait pas eu l’expérience de dissimuler. Ceux qui firent ce rapport crurent aggraver la faute en donnant ce dernier renseignement. Ils se trompaient. Le choix du cheval indompté fut regardé comme punissable, le regret manifesté rentrait dans la comédie de sentiment dont les Parisiens devaient être touchés. L’inconvenance d’une émotion quelconque dans les rangs de l’escorte impériale ne fut donc pas prise en mauvaise part.

Quand le défilé ennemi déboucha sur le boulevard, la scène changea comme par magie.

À mesure qu’on avançait vers les quartiers riches, l’entente se faisait, l’étranger respirait ; puis tout à coup la fusion se fit, non sans honte, mais sans scrupule. L’élément royaliste jetait le masque, et se précipitait dans les bras du vainqueur. L’émotion avait gagné la masse. On n’y songeait pas aux Bourbons, on n’y croyait pas encore, on ne les connaissait pas ; mais on aimait Alexandre, et les femmes sans cœur qui se jetaient sous ses pieds en lui demandant un roi ne furent ni repoussées, ni insultées par la garde nationale, qui regardait tristement, croyant qu’on remerciait simplement l’étranger de n’avoir pas saccagé Paris. Ils trouvaient cette reconnaissance puérile et outrée ; ils ne voyaient pas encore que cette joie folle applaudissait à l’abaissement de la France.

Le jeune officier russe qui avait failli compromettre toute la représentation de cette triste comédie, où tant d’acteurs jouaient un rôle de comparses sans savoir le mot de la pièce, essayait en vain de comprendre ce qu’il voyait à Paris, lui qui avait vu brûler Moscou, et qui avait compris ! C’était un esprit aussi réfléchi que pouvaient le permettre l’éducation toute militaire qu’il avait reçue et l’époque agitée, vraiment terrible, où sa jeunesse se développait. Il suppléait