Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vu. Nous qui, après six mois de séparation, avons pu enfin remettre les pieds sur la terre natale, compter ses blessures, suivre sur son sein déchiré les traces sanglantes de la guerre, serré la main de nos compatriotes, entendu leurs récits, lu dans leurs yeux attristés, sur leurs fronts vieillis, tout ce qu’ils ont éprouvé d’humiliations et de douleurs, nous sommes les témoins d’un grand procès qui n’est point encore jugé, que l’histoire instruira. Nous devons rendre témoignage de ce qui se passe aujourd’hui dans les provinces envahies, de ce qu’y font les Français, de ce qu’y font les Allemands. On aura besoin de connaître un jour tous les détails de l’invasion et de l’occupation étrangère pour juger les deux armées et les deux peuples. Étouffons donc nos plus légitimes émotions, efforçons-nous de conserver le calme de l’historien et de laisser simplement parler les faits.

C’est par la Belgique et le grand-duché de Luxembourg que je rentrai en Lorraine le 6 février, après avoir passé par Amiens, Abbeville, Boulogne, Calais et Lille. Un détour de quatre jours ne me parut pas trop long pour éviter de me remettre à Lagny entre les mains des autorités prussiennes et d’attendre là leur bon plaisir. Les trains allemands, destinés uniquement au transport des troupes, ne prennent en effet des voyageurs français que s’il reste des places disponibles, et ne s’engagent ni à leur conserver les compartimens occupés par eux, ni à les conduire jusqu’à destination. Nous n’y sommes que tolérés, nous n’y jouissons d’aucun droit positif ; il dépend d’un officier de nous en faire descendre, et d’un chef de train de nous laisser en route. Aussi avec quel empressement, mes compagnons de voyage et moi, profitâmes-nous d’un train français de wagons vides qui allait chercher vers le nord des approvisionnemens pour Paris ! Nous avions la douleur de trouver Amiens en proie à l’ennemi, et de lire à la porte de la célèbre cathédrale une inscription allemande interdisant aux soldats d’y fumer, comme pour nous rappeler que quelques-uns d’entre eux avaient pris cette licence au commencement de l’occupation ; mais du moins nous ne dépendions pas d’une autorité étrangère, nous voyagions librement. À Abbeville d’ailleurs nous rentrions dans les lignes françaises, et de là jusqu’au département de la Moselle nous ne devions plus rencontrer d’uniformes allemands. Il était doux à Bruxelles et sur toute la route d’entendre exprimer les sympathies populaires pour notre cause, d’apprendre ce que la charité du peuple belge ne cesse de faire pour nos blessés, pour nos prisonniers, pour les réfugiés nécessiteux. On dit que le gouvernement et les classes supérieures ne nous aiment guère, ou plutôt qu’ils craignent trop la Prusse pour nous témoigner des sentimens sympathiques ; mais il est facile de voir que le peuple a le cœur français, et nous aime d’autant plus qu’il nous voit malheureux.