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flétri à tout jamais, lui dis-je. Je ne sais qu’un moyen de le mettre à l’abri de tout péril nouveau. C’est d’en faire le mien. Le voulez-vous ? Il s’est agenouillé devant moi, sans répondre, joignant les mains. Riez, si vous en avez le courage ; mais ce mouvement naïf m’a remuée jusqu’au fond du cœur. J’ai bien compris en ce moment que, s’il avait fallu ma vie pour le rendre heureux, je la lui aurais donnée.

Un vieux domestique qu’on avait vu de tout temps dans la maison parut alors. — Madame, dit-il, j’ai dressé la table au grand air, sous les marronniers du quinconce, faut-il servir ?

— Avez-vous prévenu M. de Varèze et son fils ?

— Les deux enfans ? sans doute… Le grand pêchait à la ligne, le petit attrapait des papillons ;… mais les voici.

M. de Porny vit apparaître en effet du bout d’une allée un homme déjà grisonnant qui portait sur l’épaule des lignes et un panier à mettre le poisson. Il souriait sous son grand chapeau de paille. Un enfant armé d’un filet de gaze verte sautait auprès de lui. On entendait sa voix argentine qui babillait. — Vous voyez, dit Gilberte, que je suis heureuse dans le sens qu’on attache communément à ce mot ; ma vie est tranquille et ma pensée n’a pas plus de regrets qu’il n’y a de nuages dans mon passé. J’ai l’assurance d’une famille et j’ai donné l’ombre du bonheur à celui que j’ai aimé. N’est-ce pas déjà beaucoup ?

— Oui, cependant ce ne sont que des à-peu-près. Et maintenant ?

— J’espère mourir en paix, après avoir fait un homme du fils d’une autre. Si c’est encore un rêve, ce sera du moins le dernier.

Amédée Achard.