Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne livre pas en un jour tous ses secrets. Nous nous croyons initiés à ses mystères ; c’est à peine si nous sommes entrés dans le vestibule de son temple ! » Ce sont là, je le répète, des dispositions contraires à l’esprit religieux. Si pourtant Sénèque paraît avoir quelquefois de beaux élans de dévotion, s’il parle souvent d’un ton attendri de Dieu et des choses divines, c’est encore une de ces inconséquences dont nous l’avons tant de fois accusé ; mais celle-là s’explique plus naturellement que les autres quand on songe à l’état de la société autour de lui. Depuis Auguste, un courant de plus en plus fort entraînait les esprits vers la religion ; on s’avançait par degrés du scepticisme de l’époque de César à la foi superstitieuse du siècle des Antonins. Il n’est donc pas surprenant que, sans le vouloir, Sénèque ait subi son temps : les plus fermes esprits ne parviennent pas toujours à s’en isoler ; mais il est facile de voir que, quoiqu’il ait parfois cédé à ce mouvement général, en somme il y était contraire. Tandis que ses contemporains se tournaient de plus en plus vers les religions de l’Orient, on a vu de quelle manière il les traitait ; loin d’éprouver comme eux le besoin d’un culte plus expansif, plus passionné, il ne voulait d’autre culte que la pratique de la vertu ; au moment où l’on semblait chercher à rapprocher Dieu de soi afin de s’unir plus intimement à lui, où l’on créait tout un monde de génies et de démons pour combler l’intervalle immense qui sépare l’homme de la Divinité, il se moque de ceux qui ne peuvent pas se passer d’avoir toujours un dieu à leurs côtés, « comme il faut aux enfans un esclave pour les mener à l’école. » Quant à lui, la philosophie lui suffit ; il ne veut pas entendre parler d’autre chose, il n’imagine pas d’autres espérances ni d’autres enseignemens que ceux qu’elle peut donner à ses adeptes. « Elle nous promet, dit-il avec l’accent de la plus ferme conviction, de rendre l’homme égal à Dieu. » La promesse était belle, et, s’il ne s’en était pas contenté, il aurait été vraiment trop difficile.

Ces dispositions devaient nécessairement éloigner Sénèque du christianisme. On se trompe beaucoup si l’on croit que les mieux disposés pour la religion nouvelle étaient ceux qui attaquaient le plus l’ancienne, et qu’il n’y avait qu’un pas à faire pour qu’un païen incrédule devînt un chrétien fervent. Les incrédules étaient d’ordinaire plus loin du christianisme que les dévots ; c’est plutôt parmi ceux qui croyaient aux dieux païens, qui les priaient avec ferveur, qui consultaient à tout propos les augures et les devins, que l’Évangile dut faire ses plus nombreuses conquêtes : il gagna les premières ces âmes souffrantes et troublées, toujours en quête de croyances inconnues, comme les malades recherchent des remèdes nouveaux, et qui s’adressaient à lui après avoir traversé