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lui parcouraient le corps. Une même pensée l’obsédait. Ne fallait-il pas que le danger fût bien pressant pour l’avoir ainsi appelée ? M. de Porny l’observait tristement. — Comme vous l’aimiez ! dit-il.

— Oh oui ! de toute mon âme !

— Et maintenant ?

— Ce n’est plus la même chose, non, ce qui était ne reviendra plus ; mais le sentiment qu’il m’a fait connaître tient à moi par des racines si profondes, que les mères doivent éprouver quelque chose de semblable à ce qui me déchire quand elles ont un enfant en péril.

— Laissez-moi vous faire une question sotte. Pourquoi cet amour ? Quelle raison à ce dévoûment ? J’ai vu M. de Varèze ; j’ai causé avec lui. Il n’est point caché ; quelques heures de conversation le mettent à nu. Il est bon, il en est même faible. Et puis ?

— C’est tout. Cette faiblesse même est peut-être ce qui m’a séduite. Je me sentais forte. On dit que certains hommes doués des plus nobles vertus s’attachent à des créatures sorties du plus vil limon, et s’efforcent de les en arracher. Ils poursuivent le rêve de la réhabilitation. Ce que j’ai tenté appartient à un ordre de sentimens analogues. René avait l’instinct des choses élevées ; j’ai voulu lui en donner la pratique. C’était encore un rêve ! On ne donnera jamais au saule, dont les branches s’inclinent, la vigoureuse ramure du chêne. Depuis que j’ai fait du renoncement la loi définitive de ma vie, protégée par les années qui sont venues, il m’a été permis de regarder plus au loin et de chercher à pénétrer le secret de certains événemens comme de certaines influences. Vous en avez peut-être subi de pareilles. Des êtres ont un don particulier qui agit sur d’autres êtres sans qu’on sache pourquoi. Ce sont des affinités mystérieuses. Je me rappelle un mot de Mme de Varèze, cette pauvre grand’mère qui pleurait souvent sur René. Un jour qu’on s’étonnait de sa constante faiblesse pour son petit-fils, et qu’une voix sévère s’écriait : — A quoi est-il bon ? elle répondit : — Il est bon à être aimé. Hélas ! combien d’autres lui ont prouvé qu’elle ne se trompait point !

Les yeux de Gilberte devinrent humides. — Et vous ne lui en voulez pas ? demanda M. de Porny.

— Plus à présent. Des jours ont coulé qui ont usé les aspérités de mon ressentiment. Le plus malheureux de nous, n’est-ce pas lui ? Il m’a laissé cette chance heureuse de pouvoir lui être utile, et il ne peut plus rien pour moi.

Quand les deux voyageurs furent arrivés à Paris, M. de Porny insista auprès de Gilberte, qui voulait courir sur-le-champ à Auteuil, où demeurait alors M. de Varèze, pour qu’elle l’autorisât à s’y rendre seul.