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garçon. Chaque jour cependant il voyait Gilberte ; quand un empêchement ne lui permettait pas de se rendre auprès d’elle, il lui écrivait.

Un matin elle reçut ainsi une lettre qui portait le timbre d’une ville voisine où M. de Varèze avait été appelé pour donner une signature. Les premiers mots lui causèrent comme un éblouissement. N’avait-elle pas lu déjà ces mêmes expressions dans une autre circonstance ? Il lui en restait comme le ressentiment d’une brûlure. Elle continua, mais tout à coup s’arrêtant : — Mais oui, c’est bien cela ! s’écria-t-elle.

Gilberte avait sous les yeux un passage où se trouvaient presque littéralement les mêmes mots que dans d’autres circonstances il avait écrits à Mme de Genouillac. C’était le même regret de ne l’avoir pas vue la veille, la même assurance qu’il avait vécu avec son souvenir, les mêmes plaintes sur la pesanteur des jours qui s’écoulaient loin d’elle.

Elle laissa tomber ses mains avec accablement. De sourdes colères gonflaient son cœur. Ainsi ces mêmes expressions de tendresse qu’il avait adressées à une autre, — et quelle autre ! — il les lui répétait à elle, qui n’avait eu dans sa vie qu’une pensée et qu’un but, lui ! Son âme, affaiblie et comme épuisée, ne savait même plus rien trouver qui eût un accent plus vif et plus intime. Des souvenirs lui servaient d’inspiration ! C’était dans le passé qu’il puisait le langage de son nouvel amour ! Elle n’avait plus que le rebut du festin où d’autres avaient mordu à belles dents ? Que fallait-il donc attendre de l’avenir, si dès le premier jour de tels coups lui étaient portés ? Aurait-elle donc à se débattre éternellement contre le fantôme de Mme de Genouillac ?

Cette lettre, sur laquelle ses yeux s’attachaient malgré elle, produisait dans son cœur l’effet d’une faux dont le tranchant se promène sur une prairie. Tout tombait. Il y avait autour de sa tendresse renaissante comme une moisson d’espérances mortes. Sa pudeur était froissée non moins que son orgueil. Elle se sentait atteinte dans ce qu’il y avait de plus délicat et de plus fier en elle. Le dernier rêve disparaissait dans un orage.

Mme de Villepreux était encore sur la terrasse où la lettre de M. de Varèze lui avait été remise, la comparant à celle qui avait été adressée à Mme de Genouillac, lorsque le galop précipité d’un cheval lui fit retourner la tête. C’était René qui revenait. Elle l’attendit, il accourut. — Enfin ! s’écria-t-il.

L’expression du regard de Gilberte l’arrêta. — Qu’y a-t-il donc ? reprit-il.

— Vous vous êtes trompé ce matin, lui dit-elle. Je ne suis pas celle que vous croyez.