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aux lieux qu’ils avaient parcourus ensemble. Des souvenirs les y accueillaient. Un jour, en passant le long d’un taillis dont les jeunes arbres avaient élargi leur feuillage, une fillette proprement vêtue qui trottait sur la route un panier à la main salua M. de Varèze au passage, et, souriant, ralentit sa marche comme si elle avait eu envie de s’arrêter. René la regarda. — Monsieur, vous ne me reconnaissez pas, dit-elle alors, mais moi, je vous reconnais bien.

Et comme M. de Varèze l’examinait plus attentivement : — Nous passions sur cette route, il y a cinq ou six ans, ma mère et moi, reprit-elle, vous nous avez tendu la main…

— Comment ! c’était vous ! Vous étiez trois,… deux petites fillettes et un petit garçon plus jeune encore. Qu’êtes-vous devenus tous ?

La fillette, dont les joues fermes et rougissantes attestaient la bonne santé, lui raconta que sa famille avait prospéré, grâce aux secours qu’il lui avait accordés. Le père était contre-maître dans une fabrique voisine ; la mère travaillait chez elle. Les enfans poussaient comme de jeunes plantes vivaces. Déjà ils se rendaient utiles. On n’avait pas oublié M. de Varèze.

Après quelques paroles échangées, la petite fille continua sa course. Gilberte la suivit longtemps du regard, tandis que d’un pas léger elle foulait l’herbe du chemin. — Peut-être puis-je deviner ce qui se passe en vous, dit René, qui s’était rapproché d’elle. La même pensée m’occupe aussi. Je me vois sur cette même route offrant mon bras à la pauvresse qui se traînait en chancelant, et vous derrière ces buissons où je ne vous soupçonnais pas ; mais ce que j’étais alors, peut-être ne le suis-je plus aujourd’hui. Que de choses auxquelles mon étourderie ne s’arrêtait pas, et qui feraient mon bonheur à présent !

Le cœur de Gilberte se mit à battre. — Pourquoi parler des choses qui ne sont plus ? dit-elle.

— Parce que j’ai dépouillé le vieil homme, Gilberte, et qu’il dépend de vous que je sois celui que vous voudrez.

— Ah ! trop tard ! murmura Gilberte, qui secoua tristement la tête.

— Pourquoi trop tard, si je vous aime ?

Et comme Gilberte ouvrait la bouche pour répondre, d’un geste suppliant il l’arrêta. — Ne me dites pas que vous ne m’aimez plus ! s’écria-t-il, surtout si c’est vrai, ne me le dites pas ! Laissez-moi le temps de vous prouver que je mérite les mêmes sentimens que je ne méritais pas autrefois ; laissez-moi reconquérir ce cœur que j’ai perdu, et peut-être un jour ne regretterez-vous pas de vous être confiée à mon amour.