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soins… Le premier culte qu’il faut rendre aux dieux, c’est de croire à leur existence ; le second, c’est de reconnaître leur majesté et leur bonté… Voulez-vous qu’ils vous soient propices ? Soyez vertueux ; le seul culte qu’ils exigent, c’est de les imiter. » Ce n’est même pas assez de dire que Sénèque était contraire aux religions positives ; on peut affirmer, je crois, que ce n’était pas au fond un esprit religieux. Il n’avait pas, comme Virgile, le respect des traditions et le goût du passé. Presque jamais on ne trouve dans ses ouvrages ces éloges de l’ancien temps qui étaient un lieu-commun de la sagesse romaine. Étranger à Rome par sa naissance, il y arriva dégagé de toutes ces superstitions de l’antiquité qu’on y prenait dans les familles. À l’exception de Régulus et de Caton, dont il a dénaturé le caractère pour en faire des sages et des saints du Portique, il est sobre d’éloges pour tous les grands hommes de la république, qu’il était d’usage d’admirer sans fin. Les écrivains antiques ne sont pas non plus de son goût. Il maltraite beaucoup Ennius, et fait un crime à Virgile de l’imiter. L’étude des vieilles coutumes et des anciens mots, mise en honneur par Varron, lui semblait une futilité indigne d’occuper un homme de sens. Il a toujours parlé fort mal de l’érudition. « Cette science, dit-il, ne fait que des ennuyeux, des bavards, des maladroits, des vaniteux, des gens qui n’apprennent pas les choses nécessaires pour se donner le temps de savoir les inutiles. » Comme les religions se composent en partie d’usages et de traditions que le temps a rendus vénérables, ce mépris du passé, ces railleries dirigées contre ceux qui l’étudient, qui l’admirent, indiquent un esprit mal disposé pour les choses religieuses. Ce qui le montre encore mieux, c’est qu’il a une confiance inébranlable dans le pouvoir de l’homme, et qu’il n’a jamais éprouvé, comme Virgile, ce sentiment de notre incurable faiblesse qui nous jette d’ordinaire dans les bras de Dieu. Il n’admet pas, ainsi que le font la plupart des religions, que la nature ait créé l’homme méchant, ou qu’il le soit devenu par quelque déchéance ; il lui semble au contraire aller de lui-même au bien. Il ne croit pas non plus que tout marche » vers une décadence inévitable, que la nature et l’humanité s’affaiblissent en vieillissant, qu’il faut se tourner toujours vers les siècles écoulés et placer son idéal derrière soi. Il regarde volontiers vers l’avenir ; il est convaincu que les conquêtes de l’homme ne s’arrêteront jamais, et il n’hésite pas à placer devant ses yeux l’espérance d’un progrès indéfini. « Un jour viendra, dit-il, où le temps et le travail de l’homme découvriront des vérités qui sont aujourd’hui cachées. Que de choses connaîtront nos fils dont nous ne nous doutons pas ! Que d’autres sont mises en réserve pour les siècles futurs, quand la mémoire de notre nom n’existera plus ! La nature