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aussi l’objet de ses plaisanteries ; il ne comprend pas que dans leurs temples on allume des lumières en plein jour. « Les dieux, dit-il, n’ont pas besoin qu’on les éclaire, et les hommes ne sont pas charmés qu’on les enfume. » Il nous introduit dans le Capitole, et nous fait un tableau piquant de toutes les sottises qui s’y commettent. Les dieux y ont leurs serviteurs, qui prennent leurs fonctions au sérieux : l’un s’est fait le valet de Jupiter, il lui annonce les heures ; l’autre s’est institué son parfumeur, il remue les bras à distance, et fait tous les gestes d’un homme qui verse des parfums. Junon et Minerve ont leurs coiffeuses, qui leur présentent de loin un miroir et font semblant d’orner leurs cheveux. Un vieux mime, retiré du théâtre, danse tous les jours en l’honneur des immortels, « convaincu qu’ils prennent plaisir à un spectacle que les hommes ne veulent plus regarder. » Des coquettes se flattent d’être aimées de Jupiter ; elles passent les journées assises sous sa statue sans se soucier de Junon, que les poètes nous dépeignent pourtant comme si jalouse. « Il y a des gens, nous dit-il, qui prétendent que les hommes sont deux fois enfans ; c’est une erreur, ils le sont toujours. »

Tous ces passages sont cités par les pères avec un air de triomphe. C’était une victoire pour eux de trouver un païen qui eût si maltraité le paganisme. Sénèque leur semblait un puissant allié dont ils étaient heureux d’invoquer le témoignage contre les siens ; mais, à regarder les choses de plus près, cet allié était plutôt un ennemi, et son secours pouvait devenir plein de péril. Ces méprises ne sont pas rares dans l’ardeur du combat ; on prend alors des armes où l’on peut, et l’on ne choisit pas toujours ses défenseurs. Il se trouve après la victoire qu’on a fait cause commune avec des gens dont les opinions nous sont contraires, et la lutte recommence le lendemain entre les associés de la veille. En réalité, Sénèque était l’adversaire non pas seulement du paganisme, mais de toutes les religions positives ; ses argumens, après avoir détruit l’ancien culte, pouvaient se retourner contre le nouveau. S’il attaque la mythologie païenne, ce n’est pas pour la remplacer par une autre, c’est qu’il possède un corps de doctrines philosophiques qui lui permet de se passer de religion. Le surnaturel lui paraît inutile, puisque son Dieu se confond avec la nature, et il l’aurait poursuivi de ses railleries cruelles partout où il l’aurait trouvé. Il ne s’est moqué que des dévots païens par la raison qu’il n’en connaissait pas d’autres ; mais on voit bien que ce n’est pas seulement un culte épuré qu’il demande, il voudrait au fond qu’on se passât entièrement du culte. « Dieu n’a pas besoin de serviteurs, dit-il : qu’en ferait-il ? Il est lui-même le serviteur du genre humain et pourvoit à tous ses be-