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— Étrange fille !

— Non pas étrange, mais vraie ; que cette sincérité cependant ne vous fasse pas supposer que l’émotion en soit absente. Le cœur bat à m’étouffer. C’est ma volonté qui exige que je parle, et ma voix tremble. J’ai la certitude que le repos de ma vie dépend de l’heure où nous sommes. Vous pouvez la faire heureuse ou troublée ! Une femme qui vous a ouvert son cœur comme je viens de le faire pourrait-elle jamais offrir sa main à un autre ?

— Eh bien ! dit René, je serai sincère avec vous et jusqu’au bout, comme vous avez été franche avec moi. Vous m’avez fait connaître une émotion qui ne ressemble à aucune de celles qui m’ont agité ; mais encore une fois, aussi vrai que je vous estime, je ne suis pas celui qui vous mérite. J’ai peur de ne l’être jamais. Votre regard, et c’est un de mes remords, n’a effleuré que l’apparence de ma vie ; que serait-ce, si vous voyiez au fond ? Toutes les bêtises et tous les ridicules s’y traînent, et le pire est que ça ne m’amuse pas ! N’espérez pas m’en faire revenir cependant. Si vous étiez une autre, je pourrais vous faire ce vilain cadeau qui s’appelle René de Varèze, et chercher mon salut où vous me le faites voir ; mais à vous, Gilberte, à vous qui tout enfant vous confiiez à mes épaules et à mes bras, et qui maintenant vous confiez à mon honneur, non, non, mille fois non ! Je ne commettrai pas cette lâcheté. Jamais je n’oublierai ce que vous m’avez dit, vous me serez chère et sacrée toujours, et toujours je serai votre ami ; mais votre mari, moi, jamais !

— J’attendrai, dit Gilberte.

Ils se séparèrent là-dessus. Gilberte prit le chemin qu’elle avait suivi pour arriver au vieux chêne. René s’enfonça dans le sentier qui coupait à travers champs. Quand il fut à l’extrémité de la pièce de blé, il monta sur un tertre, et vit au loin sa jeune cousine dont la fine silhouette se dégageait sur la verdure pâle des épis. Elle marchait d’un pas leste et rebondissant. Le clair soleil faisait luire les rubans de son chapeau, et le vent qui agitait les plis de sa robe donnait à sa forme svelte toute sa grâce et son harmonie. Il fit un mouvement comme pour courir vers elle et s’arrêta. — Non, se dit-il, ce serait une mauvaise action.

Gilberte venait de disparaître derrière un rideau de feuillage.

VII.

Rentrée à La Marnière, Gilberte se présenta chez Mme de Villepreux. — Je viens d’avoir avec M. de Varèze une explication très sincère et très loyale des deux parts, dit-elle.