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monde dont on est la maîtresse et la créatrice, où tout s’arrange à votre gré, où les événemens qu’on suppose ont le vol aisé des oiseaux dans l’air et s’élancent vers un dénoûment qu’on entoure des conditions les plus douces… L’amour en est le grand architecte.

— L’amour, dis-tu ? Si j’appelais cet architecte mystérieux la fantaisie ?

— Le mot n’y fait rien, si le bonheur est au bout du rêve.

— Tu y crois donc, ma fille ?

— Je l’espère, tout au moins.

Mme de Villepreux hocha la tête. — Et voilà le fruit de ma sévère éducation ! reprit-elle. Semez des grains de blé, et ce sont des roses qui poussent !

— Ne nous en plaignons pas, ma mère. Voudriez-vous pour moi d’une jeunesse qui n’aurait pas son parfum ? Tout ce qu’on a semé germera. Les épis auront leur tour.

— Tu as peut-être raison.

— Et, si vous n’avez pas tort, comme vous paraissez le craindre, murmura Gilberte avec une nuance de mélancolie, le temps se chargera de donner aux rêves qui me bercent un vol moins rapide et moins long.

IV.

L’existence qu’on menait à La Marnière continua après cet entretien dans les conditions dont Mme de Villepreux avait établi la règle. Mêmes soins, mêmes promenades, mêmes études. La lecture et la musique étaient les seules distractions de Gilberte. Il y avait déjà plus d’un an qu’elle avait perdu son père. Elle jetait quelquefois un regard rapide sur le portrait qui le lui rappelait, comme pour surprendre le secret d’une vie et d’un caractère noyés dans les ténèbres ; mais cette image, qu’elle voyait animée d’un sourire, n’était pas celle que lui présentait son souvenir. Un matin, et tandis que Gilberte distribuait du grain à une volée de pigeons dont la gorge irisée brillait au soleil, une porte à claire-voie, qui séparait le jardin d’un chemin banal, s’ouvrit brusquement, et un grand jeune homme en jaquette de coutil blanc s’avança vers elle, la main tendue. Les pigeons partirent à tire-d’aile en faisant entendre ce vif claquement qui accompagne leur vol. Gilberte resta seule, debout, un panier au bras, entre les iris et les fraisiers des plates-bandes,

— Je vois bien que personne ne me reconnaît plus ici, ni Gilberte, ni les oiseaux que voilà, dit le nouveau-venu, dont le geste montrait les beaux pigeons, qui, déjà rangés en longues files sur la toiture d’un colombier voisin, lissaient du bec leurs plumes luisantes.