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Puis, soupirant : — Malheureusement, aussitôt qu’elles sont bien arrangées, un accident arrive qui les dérange.

— C’est qu’il y a un accident imprévu qu’il faut toujours prévoir, le hasard, lui dit un jour Mme Dittmer.

Cette réponse plongea Gilberte dans une profonde méditation. Était-ce donc le hasard qui avait fait que son père avait deux fois abandonné le château de La Marnière dans des circonstances dont le souvenir lui serrait le cœur ? — Alors le hasard, c’est l’ennemi, se dit-elle.

À quelque temps de là, un matin, Gilberte, qui allait avoir seize ans, apprit de la bouche même de Mme Dittmer qu’elle était rappelée à La Marnière, et qu’elle partait dans une heure. L’ordre de Mme de Villepreux ne souffrait aucun retard. Bientôt après, Gilberte était en tenue de voyage, et le premier convoi, à la station voisine, l’emportait à toute vapeur du côté de la France. Cette même gouvernante qui l’avait conduite une première fois à Niederbrulhe était auprès d’elle. À peine assise dans le wagon, elle avait pris un ouvrage de tapisserie, et piquait méthodiquement l’aiguille dans le canevas. Gilberte essaya de l’interroger ; elle n’en obtint que des réponses évasives qui l’engagèrent à ne pas continuer. Elle n’avait pas l’esprit impatient, si elle l’avait rêveur. Elle tira un livre d’un petit sac de voyage, et, médiocrement intéressée par les accidens d’un paysage qu’elle connaissait dans ses moindres détails, elle se mit à lire.

En arrivant à La Marnière, elle fut un peu surprise de ne point voir Mme de Villepreux sur le perron du château. Elle se dirigea rapidement vers l’appartement de sa mère, en poussa la porte, et, à la clarté d’une lampe qui brûlait sur une table chargée de papiers, elle l’aperçut qui se levait d’un fauteuil avec effort. Un élan la jeta dans ses bras. Mme de Villepreux l’y retint en la couvrant de baisers, puis, sans la quitter, chercha le fauteuil, et s’y laissa choir. — Tu souffres ! s’écria Gilberte.

— Non, un peu de fatigue seulement… Il y a des secousses qui nous brisent.

Gilberte, qui d’abord n’y avait pas pris garde, remarqua que Mme de Villepreux portait des vêtemens de laine noire dont rien ne rompait la sombre uniformité. Une femme de chambre, qui entra, était également vêtue de noir. Une lumière soudaine se fit dans son esprit. Elle ouvrait la bouche pour parler. Mme de Villepreux entoura sa tête de ses deux bras. — Oui, dit-elle, je n’ai plus que toi.

Ce fut ainsi que Gilberte apprit qu’elle avait perdu son père. Elle ne l’avait pas beaucoup connu, et n’en conservait qu’un souvenir