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et la mort. Le cynique Démétrius surtout attirait l’attention des jeunes gens par l’étrangeté de ses manières et l’énergie de sa parole. C’était un caractère fougueux qui aimait à se retremper dans la lutte et les souffrances ; une vie calme lui semblait une eau dormante (mare mortuum), et il disait qu’il n’y avait rien de plus malheureux que ceux qui n’avaient jamais connu le malheur. Il voulait qu’on remerciât les dieux quand ils nous frappent, et Sénèque raconte qu’il l’avait entendu faire cette belle prière : « Dieux immortels, je n’ai qu’un sujet de plaintes contre vous, c’est de ne m’avoir pas fait connaître plus tôt votre volonté. J’aurais eu le mérite de prévenir vos ordres, je n’ai que celui d’y obéir. Vous voulez me prendre mes enfans ? C’est pour vous que je les ai élevés. Vous voulez quelque partie de mon corps ? Choisissez : le sacrifice est petit ; tout vous appartiendra bientôt. Voulez-vous ma vie ? Prenez-la. Je ne balance pas à vous rendre ce que vous m’avez donné ; mais j’aurais mieux aimé vous l’offrir. Je me serais empressé d’aller au-devant de vos désirs, si je les avais connus. Pourquoi me prendre ce que vous n’aviez qu’à me demander ? » Ces sentimens énergiques valurent à ce déguenillé (seminudus ille) l’honneur d’assister Thraséa mourant. Jusqu’à la fin, il s’entretint avec lui d’immortalité, et recueillit ses dernières paroles. Ces philosophes étaient censés appartenir à des écoles différentes ; mais en réalité toutes les écoles se confondaient alors : elles se réunissaient dans une sorte de stoïcisme affaibli qui, négligeant la métaphysique et la physique, ne s’occupait que de morale. La philosophie, dans cette phase nouvelle, devait perdre en originalité et en profondeur ; elle ne se mit plus en peine d’inventer des systèmes. Sénèque le reconnaît dans un passage où il me semble définir avec une grande netteté quel fut le rôle de ses prédécesseurs et le sien. « Les remèdes de l’âme, dit-il, ont été trouvés par les anciens ; il nous reste à chercher de quelle manière et quand il faut les employer. » Il ne s’agit donc plus de rien créer de nouveau ; on se contente d’appliquer d’une façon plus profitable les préceptes donnés par les anciens sages. Pour atteindre à cette utilité pratique, qui est la seule gloire qu’on recherche, on simplifie tout afin d’être mieux compris ; on devient pressant, on se fait pathétique, on tâche d’émouvoir, d’entraîner les âmes, au lieu de se contenter, comme autrefois, de les éclairer. Il règne entre toutes les sectes une émulation singulière pour faire connaître à l’homme ses devoirs, pour lui rappeler sa dignité, poulie relever et le soutenir dans ses épreuves, pour le raffermir contre les souffrances de la vie, pour lui apprendre à braver l’exil, la misère et la mort. Cet enseignement, il faut l’avouer, venait à propos sous Tibère.

C’est dans ce milieu qu’a grandi Sénèque ; il faut s’en souvenir et