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moral, la Russie présente un aspect analogue. Quelques grandes réformes frappent au premier abord : l’émancipation des serfs, l’établissement de cours de justice, l’armée réorganisée, le régime du bâton aboli, éblouissent comme autant de brillantes façades ; mais, si l’on ne s’arrête pas à la surface, si l’on veut pénétrer au fond des choses, on se heurte à toutes les misères de l’asservissement, à toutes les injustices de lois arbitraires, à toutes les horreurs d’un système despotique : loi des suspects, police secrète qui frappe sans jamais avoir à rendre compte de ses coups, la Pologne écrasée, la Sibérie où languissent toujours des milliers de victimes, la presse enchaînée, le commerce entravé, voilà certes des ombres bien noires au tableau que M. Dixon nous trace de la Russie libre. Il faut cependant tenir compte des progrès accomplis au milieu de grandes difficultés et ne jamais oublier, comme le remarque judicieusement l’auteur, que la Russie avait plus d’un ennemi à terrasser. Le tartarisme n’était pas le seul. À côté de lui, plus absorbant, plus persistant, plus dangereux, parce qu’il n’entraîne jamais une lutte ouverte, parce qu’il mine sourdement, qu’il prend des chemins détournés et sait habilement rejeter sur d’autres celles de ses actions qui méritent d’être réprouvées, s’étendait le germanisme. Il avait peu à peu envahi la Russie avant, pendant et surtout après le règne de Pierre le Grand. Le haut commerce, l’industrie, l’administration, appartenaient aux Germains, et les Russes étaient employés par eux comme de simples instrumens pour arriver à la fortune. Ils pressuraient leurs serfs plus que les seigneurs d’origine slavonne ne le faisaient, ils patronnaient tout ce qui pouvait servir à leur-intérêt propre, se souciant fort peu de l’abrutissement où leur égoïsme contribuait à plonger le peuple. Intrigans, vaniteux, orgueilleux et égoïstes, ils surent bientôt accaparer toutes les premières charges de l’état, et le trône, occupé par des princes de sang germain, favorisa ces tendances anti-russes. Le tartarisme et le germanisme s’étaient ainsi donné la main pour faire de la Russie un peuple d’esclaves. Alexandre II s’est radicalement séparé de la route suivie par ses prédécesseurs. Il a pris à cœur de relever l’empire russe en l’affranchissant de ces deux jougs. Il veut en un mot rendre la Russie aux Russes ; mais l’œuvre, pour être complète, ne doit pas se borner à quelques actes de réforme, quelque grands qu’ils puissent être, il faut que la liberté s’infiltre dans tous les rangs de la société, que le régime de l’arbitraire soit banni, et que le peuple, se réveillant de la torpeur où des siècles de servage l’avaient plongé, apprenne à marcher, à progresser par lui-même. Les élémens ne font pas défaut ; il ne s’agit que de les mettre en œuvre.

C. Cailliatte.