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à la merci de tous ceux qui lui en veulent. Ce qu’il a de mieux à faire alors est de retourner au plus vite dans son village, ou, s’il est déjà inscrit comme membre d’un tsek, de courir chez l’ancien, auquel il demande, après lui avoir fourni des preuves positives de son malheur, un certificat constatant son identité, certificat qu’il se hâte de faire contre-signer par la police. Ce cas se renouvelle tous les jours dans les grandes villes. À Moscou, certains voleurs de profession ne s’attaquent qu’aux nouveaux arrivés des villages, et se débarrassent aussi avantageusement de papiers dérobés que de montres ou de bijoux volés.

Le paysan, bien et dûment inscrit comme membre d’un tsek, muni de tous ses papiers signés par le maire et l’ancien et contresignés par la police, prend alors rang parmi les bourgeois. Si ses moyens le lui permettent, il ne lui reste plus qu’à s’enquérir d’un artel, et à faire des démarches pour y entrer. L’esprit d’association est l’un des élémens les plus développés et les plus moraux de la Russie. Ce serait le meilleur à mettre en œuvre dans la régénération de la société ; mais jusqu’à présent il a été employé uniquement comme soutien, aide, secours mutuel contre des maux communs. Les dures nécessités de temps et de lieu, aussi bien que la lutte continuelle que les Russes ont eu à soutenir contre un système d’oppression, les ont poussés à se grouper pour mieux supporter les chocs de la vie qui leur était faite. De même que la commune est, si l’on remonte à son origine, une association de laboureurs contre les rigueurs de la vie de la campagne, de même les artels sont des associations contre les misères de la vie des villes. Comme la commune, l’artel possède son droit de réunion, son droit d’élection, son droit d’amende et de punition ; comme la commune aussi, il est une forme du communisme, avec cette différence qu’au lieu de diviser la terre on divise le produit du travail. Un artel est donc l’association d’un certain nombre d’ouvriers qui mettent en commun leurs intérêts. Chaque membre prend l’engagement de verser dans la caisse de la société le montant de tous ses gains, de faire abstraction complète de tout intérêt privé. Un président ou ancien élu par l’association est chargé de répartir également entre tous les membres les fonds de la caisse, après avoir déduit les frais généraux, toujours fort minimes.

L’origine des artels se perd dans les ténèbres du moyen âge. « Quelques écrivains de l’école panslavonienne, dit M. Dixon, prétendent rencontrer des traces de semblables associations dès le xe siècle ; mais la seule raison qu’ils donnent à l’appui de leur hypothèse est l’existence d’une loi qui, dans les cas de meurtre, rend les villes ou les villages responsables des amendes infligées au criminel. Cette loi ne prouve rien, car on la retrouve dans plusieurs