Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/639

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais les institutions valent ce que valent les hommes. Le pouvoir que possède la commune se convertit parfois en une abominable tyrannie. L’ivrognerie est le vice capital des Russes. Le satisfaire est une préoccupation constante, et, comme les amendes sont dépensées au cabaret, ils sont habiles à trouver les moyens d’en imposer. Un riche a-t-il commis un acte qui puisse fournir matière à une accusation, on se hâte de le traduire devant une assemblée générale extraordinaire, et, pour éviter une condamnation au bâton, il s’avoue immédiatement coupable et offre de payer une amende. L’assemblée laisse tomber l’accusation, et, grâce à l’amende du riche, passe la journée au cabaret.

Loin d’être une sauvegarde pour la liberté et l’indépendance de ses membres, la commune russe n’a été organisée que pour faciliter la levée des impôts. C’est une création fiscale plus asiatique qu’européenne. L’impôt direct n’est autre que la capitation. Chaque commune doit tant pour un certain nombre de têtes mâles majeures. L’obligation est collective. Si on pénètre dans l’intérieur d’une commune, que d’injustices, que de passe-droits n’y découvre-t-on pas ! Souvent il y a plus de terres qu’il n’y a de bras pour les cultiver. La commune se voit obligée alors de les donner à ceux qui peuvent plus facilement en payer la rente au seigneur ; les plus fortunés se trouvent ainsi surchargés de champs, et, dans l’impossibilité de les faire valoir, ils les sous-louent aux plus pauvres au risque de n’en pas toucher la location. Et quelle émulation l’homme peut-il avoir lorsqu’il sait que la terre qu’il arrose de ses sueurs lui sera enlevée au bout de trois ans ? Quel soin prendra-t-il, de l’améliorer, de la rendre plus fertile ? L’agriculture est condamnée par ce système à une perpétuelle immobilité. Le communisme coûte à la Russie des sommes incalculables, et sera toujours un obstacle à un accroissement sérieux de ses richesses. Si de la campagne on passe à la ville, on se heurte contre d’autres obstacles au plein développement de la liberté en Russie, obstacles tout différens de ceux qu’offrent les communes, mais non moins grands. Les villages russes, ainsi que nous venons de le voir, se gouvernent par leurs propres lois, ce sont autant de petits états parfaitement distincts et très peu soucieux des règles du code civil ; ils éprouvent même quelque dédain pour ceux qui sont enchaînés à la lettre de ce code, pour les habitans des villes. C’est que les villes n’ont aucune existence propre : elles ne sont pas constituées en communes, elles ne font partie ni de cantons ni d’arrondissemens, elles sont un point infime, une parcelle de l’immense empire, elles demeurent asservies aux lois impériales et soumises à l’arbitraire d’une police secrète. Le seul droit qu’on y reconnaisse est celui de bourgeoisie, et encore ce droit est-il des plus restreints. Le bourgeois peut ven-