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envoyé aux assises. Les témoins entendus, l’affaire sérieusement examinée, l’inculpé est acquitté. Il semblerait qu’il doive rentrer dans sa demeure et reprendre possession de son enclos. Nullement. Les autorités communales révisent son procès, et le condamnent à perdre sa maison, son enclos, sa réputation et sa caste. Ce pouvoir que le maire possède sur chacun de ses administrés, il le conserve même sur ceux qui s’éloignent. Personne ne peut s’absenter sans un passeport signé par lui ; il rappelle quand il le juge convenable, et malheur à celui qui n’obéit pas. L’absence du reste ne doit jamais se prolonger au-delà d’une année. L’assemblée de la commune se réunit régulièrement une fois par an pour traiter des intérêts généraux. Chacun peut y prendre la parole et faire une proposition, que le maire met aux voix. Les taxes impériales, les levées d’hommes, les chemins, les droits forestiers, la pêche, les patentes pour la vente des spiritueux, font l’objet des discussions.

Cette organisation de la commune simplifie beaucoup les rouages de l’état. Les ministres de la guerre et des finances ne traitent qu’avec le maire par l’intermédiaire du gouverneur de la province. Le chiffre de l’impôt et le nombre des recrues fixés, c’est au maire à prélever l’un et à faire partir les autres. Aucune difficulté, aucune opposition ne vient gêner ses mouvemens, puisque les chiffres ont été adoptés par l’assemblée générale. Ce système fonctionne si bien, que les despotes les plus autoritaires n’ont pas touché à l’organisation communale. Alexandre lui-même respecta les prérogatives de la commune, et, lorsqu’il raya le bâton de son code, il laissa aux autorités locales le pouvoir d’appliquer cette infamante peine, à la condition qu’elles n’en feraient jamais usage à l’égard de la femme.

Les apologistes ne font pas défaut à la commune russe. Si l’empire est une autocratie, disent-ils, la commune est une véritable démocratie, une république, une association égalitaire complète qui vit de sa propre vie, qui se dirige d’après ses propres lois, et exerce sur ses membres une autorité presque absolue. Cette agglomération rurale, où chaque famille a son lot de terre, entretient chez les masses le principe conservateur et pacifique. Aucun peuple n’est plus attaché que le Russe aux anciennes coutumes, et, grâce à cette organisation, la pauvreté est inconnue en Russie. Chaque individu a sa cabine, son enclos, son champ, sa vache, souvent un cheval et un char. Et, lorsqu’il se ruine par sa paresse ou sa mauvaise conduite, il ne jette pas pour longtemps ses enfans dans la misère. Ceux-ci, à mesure qu’ils arrivent à l’âge de se marier, obtiennent chacun leur lot de terre. L’association communale fortifie les liens de la famille, entretient la fraternité, l’égalité et le sentiment d’une mutuelle dépendance.