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soit qu’ils aient voulu introduire dans leur pays des réformes libérales, soit qu’ils cherchassent à renverser le gouvernement. Il n’est pas un seul de ces mouvemens qui n’ait été soutenu, inspiré ou au moins encouragé par les serfs. La couronne comprit qu’il y avait quelque chose à faire, que la Russie ne devait pas se tenir éloignée de la famille européenne, qu’elle ne devait pas s’en séparer absolument par une institution qui blessait tous les cœurs. Alexandre Ier se mit à l’œuvre ; il s’occupa de créer une classe de paysans libres ; mais cet essai eut peu de succès. Nicolas lui-même avait fini par admettre que le servage était une cause de faiblesse pour la Russie. Il fit étudier la question, et peut-être aurait-il été assez disposé à reconnaître la liberté individuelle du serf, mais sans lui accorder de terre, laquelle fût restée tout entière aux seigneurs, quand la maladie le surprit et l’enleva rapidement.

L’empire qu’Ivan le Terrible avait fondé après avoir achevé l’expulsion des barbares n’était chrétien que de nom ; la forme comme le fond était mongole. Pierre le Grand lui avait fait subir plusieurs changemens, et l’avait seulement rapproché de la civilisation occidentale ; le principe était resté le même. La Russie asiatique n’a disparu que dans les ruines de Sébastopol. Pendant plusieurs siècles, les ducs de Moscou se sont considérés comme les vassaux du grand-khan. Ils lui payaient tribut, battaient monnaie en son nom, prenaient à leur solde ses officiers et ses soldats, guerroyaient pour lui : c’est ainsi qu’ils s’emparèrent de villes considérables trop éloignées pour que les Tartares en fissent eux-mêmes la conquête. Tout, jusqu’à leur costume, était asiatique. Le seul obstacle à une assimilation complète était la religion. Du reste rien de simple comme le système social des Tartares : des villages pour les individus et un camp pour le prince. Les villes n’existaient pas pour eux ; ils n’en avaient que faire. Les ducs de Moscou voulurent établir ce système chez eux, et réussirent en partie, ils changèrent complètement l’aspect de l’ancienne Russie, qui était riche en villes grandes et libres. Ces villes, ils s’appliquèrent à les détruire, ou, s’ils les laissaient subsister, à les dépouiller de leurs libertés et à les amoindrir. Toute l’autorité fut concentrée dans Moscou, transformé en camp royal. Ivan y fit régner la loi martiale et gouverna par le bâton.

Il n’y a aucun précédent, aucune continuité dans les gouvernemens tartares ; aucune chaîne historique formant du passé et du présent un tout homogène ne les retient. L’autorité y est personnelle ; chaque khan agit dans la plénitude de sa volonté, il est le centre de tous et de tout. Ivan IV, violent et impérieux, aima cette autocratie, et l’inaugura ; Pierre Ier y vit un moyen d’exécuter ses vastes desseins, et l’affermit. L’écrasement du peuple russe fut complet ; aucune classe de la société ne fut épargnée, les paysans devinrent