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d’équilibre ; les uns sont la proie de craintes puériles et imaginaires, les autres sont le jouet d’espérances fantastiques. Un malaise profond se fait sentir dans les classes inférieures ; elles aspirent à une révolution aussi bien dans l’état que dans l’église, car ces deux corps sont tellement enchevêtrés, qu’il est impossible de toucher à l’un sans ébranler l’autre : autocratie et orthodoxie, telle était la devise de Nicolas. Cette atmosphère étouffe, et chacun cherche à en sortir. Ceux-là rejettent le clergé, les images, l’hostie, baptisent par immersion ; d’autres se plongent dans les plus fantasques hypothèses. La police s’émeut, et arrête toutes les personnes qui lui sont suspectes. Le gouverneur de Kherson apprit, il y a peu de temps, que quelques paysans avaient été arrêtés, parce qu’ils étaient trop bons pour être honnêtes. Ils ne mentaient ni ne juraient, ils ne s’enivraient jamais, et payaient régulièrement leurs dettes ; mais ils ne fréquentaient pas le confessionnal ! La police, humiliée de n’avoir point la clé de ce mystère, les chassa de chez eux à coups de fouet, les jeta en prison, et fit son rapport à l’autorité supérieure. Les moines avaient approuvé ; mais le gouverneur, passablement étonné de la nature du délit, les fit mettre en liberté, à la grande colère du clergé noir, qui l’accusa de favoriser l’hérésie. Le dévergondage des idées est si grand, que Moscou, ce centre intellectuel de la Russie, renferme une secte politico-religieuse qui fait de Napoléon Ier un dieu esclavon, un messie. Ils croient qu’il est sorti de Sainte-Hélène pour aller demeurer à Irkoutsk, près du lac Baïcal. Ils conservent avec soin son buste ou son image, et lui rendent un culte clandestin en attendant qu’il revienne, au temps marqué par le destin, pour renverser avec la dynastie régnante tous les partisans de Satan. Ce ne sont là que les symptômes du désordre qui mine l’église officielle ; pour l’expliquer, il faut remonter au xviie siècle, époque où cette église a subi un profond changement.

À l’origine, on l’a vu, elle était une dépendance de l’église grecque. Son culte était modeste, ses églises étaient sobres de décorations, et ses prêtres revêtaient un costume austère. Ses rites, d’une simplicité antique, inspiraient ce respect que les siècles donnent aux choses qu’ils consacrent. Le langage de sa liturgie était suranné sans doute, et en bien des points l’église russe ne répondait plus aux besoins des générations nouvelles. Une réforme était nécessaire, et c’est un nommé Nikou qui l’entreprit ; mais il alla trop loin. La réforme, trop radicale, suscita des schismes. La vie de ce réformateur a été très accidentée, et révèle un caractère entier, résolu, cassant. Très jeune, il entra dans un monastère ; mais, avant d’avoir prononcé des vœux, il en sortit pour goûter les douceurs de la vie domestique. Il demeura dix ans avec sa femme ; puis, fatigué d’une existence paisible, il l’engagea à devenir « l’épouse du Christ. »