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grès, de toute réforme, soit dans l’église, soit dans l’état, et en demande la suppression absolue. Il est en effet conservateur au suprême degré ; son lot sur la terre est assez riche, sa position assez belle, et le bonheur national se résume pour lui dans l’immobilité. Malgré ses nombreux ennemis, le clergé noir se maintiendra longtemps encore à la tête de l’église russe. Il a pour lui non-seulement une position des plus fortes, mais l’empire des habitudes, les femmes des classes supérieures et le peuple entier des campagnes.

Pour toutes les branches de l’église orientale, arménienne, copte, grecque, et surtout russe, l’ascétisme est la forme la plus pure de la piété. Fuir le monde, vivre dans la retraite, se séparer de sa famille, se priver des jouissances domestiques, quelque pures qu’elles soient, renoncer aux avantages de la vie sociale, négliger son corps, laisser rouiller son intelligence, c’est donner les preuves de la plus grande foi. Aussi l’idiotisme est-il considéré par le peuple comme portant un cachet divin. Le clergé blanc, obligé de vivre en famille, ne possède aucune de ces vertus, et n’est pas non plus tenu en haute estime. Toutes les faveurs, tous les respects sont pour le clergé noir. Lui seul a fourni à l’église tous les saints qu’elle adore, lui seul possède les couvens, les reliquaires, les catacombes, les châsses mystérieuses et tous les sanctuaires que visitent les pèlerins. Il a le monopole des miracles et de la puissance surnaturelle. Cette immense imposture pèse d’un poids néfaste sur la population de l’empire ; elle la tient enlacée dans toutes les idées superstitieuses qui la dépouillent de sa raison. M. Dixon, remontant en bateau le fleuve de la Dwina, craignit de donner sur un bas-fond, et pria le pilote de jeter la sonde par mesure de prudence. Ce dernier s’y refusa d’une manière absolue. « La rivière, répondit-il, a le fond que Dieu lui a donné. » S’il avait sombré, il se serait contenté de dire : « Telle était la volonté de Dieu ! » Quand le sentiment religieux est poussé à ce point, il rompt l’équilibre de l’homme moral ; il paralyse, il annule l’usage de la raison et des autres facultés de l’âme.

La superstition a été un puissant levier dans les mains des empereurs, surtout dans celles de Nicolas ; C’est par ce moyen qu’ils ont solidement établi leur despotisme, et qu’ils obtenaient de sujets asservis un concours empressé. C’est au nom de l’orthodoxie qu’ils ont fait la guerre. Délivrer leurs frères placés sous le joug du croissant a été le but avoué de toutes leurs attaques contre la Turquie. La guerre de Crimée a eu pour origine une rivalité de moines, et c’est la foi religieuse qui a permis à la Russie de poursuivre et d’achever la longue guerre du Caucase, où elle a englouti des millions de roubles et sacrifié des centaines de mille hommes. Toutes les