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errer d’un sanctuaire à l’autre. Chaque année, elles recommencent la même tournée, qui dure plus de onze mois ; à peine s’accordent-elles trois semaines de repos dans leur famille.

Ces coutumes religieuses engendrent d’immenses abus. Une foule d’individus sans aveu, ennemis d’un travail régulier, avides des émotions de la vie errante, se couvrent de l’habit de pèlerin, et profitent de la sympathie que cet habit excite pour vivre aux dépens des âmes pieuses ; ils réalisent de gros bénéfices en se livrant au commerce interlope d’objets soi-disant bénits, de reliques arrachées à des cimetières, d’images saintes achetées à vil prix. Aucune inquiétude ne vient assombrir leur existence ; ils savent que partout ils seront les bienvenus, qu’aucune porte ne se fermera devant eux. Ce respect pour les pèlerins a favorisé la fuite de bien des condamnés ; bien des Polonais exilés en Sibérie ont pu, grâce à l’habit qu’ils empruntaient, regagner leur patrie, après un voyage de plus de 1,000 lieues à travers les monts Ourals et la Russie, parcourue dans toute sa largeur de l’est à l’ouest : ils sollicitent le long de leur route le gîte et le pain de la piété, et une place sur les radeaux de la Dwina. La multitude de couvens qui peuplent ces vastes solitudes favorise ces grands voyages. La Grande-Russie est un désert semé de cloîtres, dont les clochers byzantins rompent l’accablante monotonie dès immenses plaines. Les habitudes religieuses se sont tellement infiltrées dans les mœurs des Russes, que la négligence ou le mépris du culte et des sacremens les dépouille de quelques droits civils.

C’est par Constantinople que le christianisme a pénétré en Russie. Les missionnaires envoyés par le patriarche grec ont trouvé chez les Russes une nature sympathique. En effet, la religion du dévoûment et de la souffrance, la religion des petits et des déshérités, toute pleine de tristesse et de douleur, devait être bien accueillie sur cette terre qui imprime à l’âme une si profonde mélancolie. L’église russe, placée alors sous l’administration ecclésiastique du patriarche de Constantinople, est toujours restée fidèle au rite grec. Le patriarche de Constantinople occupait dans l’église d’Orient une place analogue à celle du pape dans l’église d’Occident, avec cette différence cependant que le prélat grec n’a jamais été prince temporel. À partir du xve siècle, il se trouva placé sous la domination du sultan, qui seul pouvait lui donner l’investiture. Cette dépendance était une menace perpétuelle pour la Russie. Aussi mit-elle à profit une visite que lui fit en 1588 le patriarche Jérémie, pour obtenir de lui que le métropolitain de Moscou fût élevé à la dignité de primat de l’église russe. Jérémie accueillit favorablement cette demande, et il détacha ainsi de sa juridiction l’église russe pour en faire un corps religieux indépendant et autonome. Ce pou-