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le jour et la nuit, à quelque rang de la société qu’il appartienne, il vit avec Dieu. Son langage abonde en expressions mystiques, ses gestes sont extatiques. Sa maison renferme une petite chapelle où il suspend ses saintes images, l’effigie de son patron et les signes symboliques de la rédemption. Il y pénètre à chaque instant pour faire ses prières ; il ne se borne pas du reste à les faire là, il prie partout, dans sa boutique, derrière son comptoir, au marché, comme au champ. Il fait bénir par un prêtre, avant d’en prendre possession, la maison qu’il a construite, l’appartement qu’il a loué. Il jeûne la moitié des jours de l’année, et son pays est couvert de croix, de niches, d’édifices religieux. Chaque village s’honore d’avoir des reliques et une châsse qui a le don de guérir. Les villes sont riches en établissemens conventuels. Kargopol, dont la population ne dépasse pas 2,000 âmes, compte vingt clochers ; quatre cent cinquante églises ou chapelles s’élèvent à Moscou. C’est qu’en Russie l’état, comme les individus, commémore le souvenir d’un grand événement, non par la construction d’un pont, le percement d’un boulevard ou le changement de nom d’une rue, mais par l’érection d’un édifice religieux. L’église Saint-Sauveur rappelle l’expulsion de Napoléon.

L’ancien état nomade des Russes se perpétue par leur penchant pour le pèlerinage. Visiter le saint sépulcre ou simplement des lieux rendus célèbres par la vie ou la mort de saints est chez eux un désir irrésistible. Ils marchent par bandes ; la prière, le chant de cantiques, le récit des merveilles qu’ils ont vues, égaient leur route. Tantôt ils ont recours à la charité publique, qui ne leur fait jamais défaut, tantôt ils se procurent quelques ressources par la vente d’objets bénits et de reliques. Le pèlerinage est tenu en grand honneur, même parmi la noblesse, qui se pique cependant de libre pensée ; mais c’est un moyen de faire sa cour, et, pour imiter leurs princes, bon nombre de nobles prennent le bâton noueux. Il y a bien des degrés dans cet acte de piété. Certains pèlerins se bornent à visiter un des sanctuaires les plus renommés, et choisissent le plus rapproché de leur demeure ; d’autres se rendent aux quatre principaux : Saint-George à Novgorod, Pechersk à Kiev, Troitsa, près de Moscou, et Solovetsk, dans la Mer-Blanche. D’autres enfin les fréquentent tous, car le fidèle qui veut remplir la tâche dans toute son étendue, qui veut atteindre la perfection, doit s’arrêter dans tous les lieux saints et accomplir les rites imposés par l’usage dans toutes les stations marquées par la tradition. Beaucoup de Russes prennent à la lettre cette parole du poète hébreu, que l’homme est étranger et voyageur sur la terre, et revêtent pour la vie la robe du pèlerin ; c’est une vocation pour eux. On rencontre même des femmes d’une condition aisée qui passent toute leur existence à