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et des privations que par le feu de l’ennemi. L’humiliation était profonde. Alexandre sut l’accepter avec dignité, et de cette humiliation sortirent de vastes mesures émancipatrices dans tous les domaines de l’état. Les Russes eux-mêmes attribuent à la guerre de Crimée les réformes accomplies par l’empereur. Le nouvel empire, qu’ils appellent Svobodnaia Rossia (la Russie libre), est né de cette catastrophe. Il n’y avait qu’une intelligence supérieure et une volonté ferme qui pussent faire servir ainsi le malheur à la régénération d’un peuple.


I.

Le Russe est essentiellement religieux. De tous les peuples chrétiens, c’est sans contredit celui chez lequel le sentiment du divin a pris le plus de développement. Sa vie tout entière se passe dans un continuel commerce avec le monde invisible. Plusieurs causes ont contribué à donner à ce côté de son caractère cette prépondérance excessive. L’aspect de son pays est triste ; le manteau dont le couvre la nature inspire une indicible mélancolie. Ses immenses forêts sont toutes semblables les unes aux autres ; elles sont invariablement formées de bouleaux et de pins. Vous n’y voyez aucune futaie de haute venue, rien qui rompe la monotonie de l’ensemble ; tous les arbres sont petits, rabougris : on pourrait croire que le froid de la température en a arrêté la croissance. Ils font à l’horizon un rideau de feuillage noirâtre d’une accablante continuité. Des tourbières ou des lacs muets, incolores, sans vie, le coupent de loin en loin. La plaine désespère le voyageur par sa nudité, son uniformité et son étendue ; au fur et à mesure qu’il avance, les limites semblent reculer. Pas un mouvement de terrain, pas un arbre qui soulage la vue ; cette plaine n’est couverte que de landes et d’une herbe brune. Les villages, clair-semés, sont un amas de huttes en bois et en pisé. Rien qui attire, rien qui réjouisse l’âme et vous invite à fixer là votre demeure. La nature y est aussi inflexible que le gouvernement de l’état, et semble dire : « Tous tes projets doivent se rapporter à un autre monde, car ici tu ne peux penser ni à ta liberté personnelle, ni à tes droits, ni aux moyens de sauvegarder ta dignité, tes biens, ton honneur. Obéis seulement, fais ce que l’on te commande. Cette terre que tu foules, que tu arroses de tes sueurs, ne t’appartient pas. Tu n’as pour toi que le ciel, qu’il soit l’objet de toutes tes pensées. » Et c’est justement ce que fait l’habitant de la Grande-Russie. Dans cette vaste portion de territoire qui mesure 16,000 kilomètres du nord au sud et de 11 à 12,000 de l’est à l’ouest, l’homme est en constante prière. L’idée de Dieu, des anges, des saints, ne le quitte jamais. Du berceau à la tombe,