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il ne peut pas être question de Sénèque. Les autres raisons données par les partisans de la légende ne sont aussi que des hypothèses dont quelques-unes manquent tout à fait de vraisemblance. Il est par exemple beaucoup moins probable qu’on ne le prétend que Gallion ait cherché à connaître les doctrines de ce Juif obscur que des fanatiques traînaient devant son tribunal, et qu’il ait pris la peine d’en informer son frère. Le récit des Actes des apôtres nous montre qu’il n’avait pas plus d’estime pour l’accusé que pour les accusateurs, et que sa tolérance ne venait que de son mépris. Toutes ces querelles de Juifs lui étaient profondément indifférentes. « Puisqu’il est question, disait-il, de mots, de noms et de votre loi, c’est à vous de voir ; je ne veux pas être juge de ces sortes de choses. » La colère des accusateurs s’étant alors tournée contre Sosthène, le chef de la synagogue, « ils se mirent, dit l’auteur des Actes, à le battre devant le tribunal sans que Gallion s’en souciât davantage. » C’était pousser l’indifférence un peu loin pour un magistrat chargé de maintenir le bon ordre. Comment voudrait-on qu’un homme si singulièrement obstiné à rester étranger à ces discussions auxquelles il ne comprenait rien se soit subitement ravisé, et qu’il ait fait parler Paul ou ses disciples, lui qui venait de refuser de les entendre ? On remarque enfin qu’il serait surprenant que, si Sénèque eût connu saint Paul, et par lui l’Évangile, il n’en eût jamais fait aucune mention dans ses ouvrages. Saint Augustin prétend à la vérité que, s’il n’en a rien dit, c’est qu’il n’osait pas en parler ; mais nous savons qu’il n’était pas timide, qu’il avait le goût des nouveautés, et qu’il n’hésitait pas à les répandre. Ceux qui veulent agir sur leur temps aiment quelquefois à le surprendre, à le choquer ; c’est une manière d’exciter son attention, de le passionner en l’étonnant. Comme Rousseau, à qui il ressemble par plus d’un côté, Sénèque heurte volontiers les opinions reçues, et ne respecte guère ces traditions qui formaient la meilleure partie de la sagesse romaine. Ministre d’un empereur, il traite légèrement les prédécesseurs de son maître ; il attaque partout sans scrupule la religion de son pays, que comme magistrat il était chargé de défendre. Comment expliquer que ce hardi penseur ne soit timide que lorsqu’il s’agit du christianisme ? S’il n’en a rien dit par frayeur, s’il a craint la colère de césar ou les préjugés du public, il faut avouer que sa conversion, dont on fait honneur à saint Paul, avait été bien incomplète. J’ajoute que, s’il n’a rien dit des chrétiens, il n’a pas été aussi réservé sur les Juifs. Il en parlait très durement dans son traité de la Superstition. « Cette misérable et criminelle nation, sceleratissima gens, disait-il avec colère, s’est insinuée dans le monde entier et y a répandu ses usages ; les vaincus ont donné