Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus vraisemblable ; mais ce n’est encore qu’une hypothèse, et les faits lui sont contraires. Aucun témoignage, aucun indice, ne nous montrent que la légende ait précédé les lettres ; au contraire la première fois que nous la rencontrons chez un écrivain, c’est sur les lettres qu’elle s’appuie au lieu de leur servir de fondement. Rien n’empêche en effet qu’elles ne soient nées ensemble, et l’auteur de la correspondance est bien capable d’avoir inventé aussi l’histoire qui lui a donné l’occasion de l’écrire.

Ces lettres une fois écartées, il faut en venir aux argumens sérieux qu’on échange des deux côtés. Ces argumens sont de deux sortes, car en réalité la question est double. Avant d’essayer de la résoudre, commençons par là bien poser. Il y a dans ce problème à la fois une recherche historique et une exposition de doctrine : on peut se demander d’abord s’il est vrai que Sénèque ait connu saint Paul, s’il a pu être en relation avec lui ; on doit chercher ensuite si dans ces rapports ils ont échangé leurs opinions, et si l’on découvre dans les ouvrages du philosophe quelques idées qui lui viennent du christianisme. Ce sont là deux questions différentes, d’une importance inégale, et qu’il convient de traiter à part.

La première est, comme je le disais, tout à fait historique ; elle a été discutée avec beaucoup d’acharnement, sans qu’on ait donné d’aucun côté des argumens décisifs. Ceux qui croient que l’apôtre et le philosophe ont pu se connaître rappellent que Paul comparut à Corinthe devant un proconsul romain qui refusa d’écouter ses accusateurs. Ce proconsul était Gallion, le propre frère de Sénèque : n’est-il pas vraisemblable qu’il se soit enquis des opinions de ce Juif, et que, frappé de l’élévation de sa morale et de l’originalité de ses idées, il en ait écrit quelque chose à son frère, avec qui il vivait dans l’intimité la plus étroite ? Plus tard, lorsque Paul, poursuivi par les Juifs, s’avisa d’en appeler au jugement de césar et fut conduit à Rome, on le traduisit devant le préfet du prétoire. Ce préfet était précisément Burrhus, l’ami fidèle, le collègue dévoué de Sénèque, celui qui partageait le pouvoir suprême avec lui. Jugé favorablement par l’autorité romaine, laissé libre ou presque libre pendant deux ans, l’apôtre en profita pour répandre sa doctrine ; il la prêcha partout, et fit des prosélytes jusque dans le palais impérial. Saint Chrysostome rapporte qu’il convertit même une des concubines de Néron, et l’on n’en est pas surpris quand on voit par Ovide et Properce que toutes les belles affranchies qu’ils ont chantées avaient un goût si prononcé pour les religions orientales, qui convenaient mieux à leurs âmes ardentes que les froides liturgies du culte officiel. On suppose ordinairement, sans en avoir de preuve, que celle que convertit l’apôtre était la jeune Acté, qui fut le premier