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La Châtre, 9 octobre.

J’ai quitté mes hôtes le cœur gros. Je n’ai jamais aimé comme à présent ; j’avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir ! Leur, courage, leurs beaux momens de gaîté nous soutenaient. — Leur famille et la nôtre ne faisaient qu’une, les enfans étaient comme une richesse en commun. Pauvres chers enfans ! cent fois par jour, on se dit : Ah ! s’ils n’étaient pas nés ! si j’étais seul au monde, comme je serais vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons l’amertume ! — Toujours cette idée de mourir pour ne plus souffrir se présente à l’esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique : plutôt souffrir que mourir ? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine qui s’attache à la vie en dépit de tout ? Est-ce un précepte philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des biens ? — Moi, j’en reviens toujours à cette idée, qu’il est indifférent et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une épreuve au-dessus du stoïcisme.

Nous revenons dans l’Indre avec la pluie. D’autres bons amis nous donnent l’hospitalité. Mon vieux Charles et sa femme nous ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus ; ils fondent leur espérance sur le gouvernement. Moi, j’espère peu de la province et de l’action possible de ce gouvernement, qui n’a pas la confiance de la majorité. Il faut bien ouvrir les yeux, le pays n’est pas républicain. Nous sommes une petite fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu de la défense fait taire l’opinion personnelle. Si cette admirable abnégation amène la délivrance, c’est le triomphe de la forme républicaine ; on aura fait cette dure et noble expérience de se gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous ; — mais Paris peut-il se sauver seul ? et si la France l’abandonne !… on frémit d’y penser.

George Sand.
(La deuxième partie au prochain n°)