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des guerres patriotiques. D’ailleurs les choses de fait sont entrées dans une nouvelle phase de développement. En même temps que la science appliquée a l’industrie nous donnait l’emploi de la vapeur, de l’électricité, et tant d’autres découvertes merveilleuses et fécondes, elle accomplissait fatalement le cercle de son activité, elle trouvait des moyens de destruction dont nous n’avons pas pu nous pourvoir à temps, et qui ont mis à un moment donné la force matérielle au-dessus de la force morale. Nous subissons un accident terrible, ce n’est rien de plus. L’homme qui eût pu rendre immédiatement applicable un engin de guerre supérieur à tous les engins connus eût plus fait pour notre salut que tout un parti avec des paroles vides et un système d’excitations inutiles. M. Ollivier nous avait bien déjà parlé d’un rempart de poitrines humaines, parole féroce, si elle n’eût été irréfléchie. Les poitrines humaines ont beau battre pour la patrie, le canon les traverse, et jamais un ingénieur militaire ne les assimilera à des moellons. L’homme de cœur ne peut entendre les métaphores de l’éloquence sans éprouver un déchirement profond. Le paysan, à qui on prend ses fils pour faire des fortifications avec sa chair et son sang, a raison de ne pas aimer les avocats.

10 février.

À présent que les communications régulières sont rétablies ou vont l’être, je n’ai plus besoin de mes propres souvenirs et de mes propres impressions pour vivre de la vie générale. Je cesserai donc ce journal, qui devient inutile à moi et à ceux de mes amis qui le liront avec quelque intérêt. Dans l’isolement plus ou moins complet où la guerre a tenu beaucoup de provinces, il n’était pas hors de propos de résumer chaque jour en soi l’effet du contre-coup des événemens extérieurs. Très peu parmi nous ont eu durant cette crise le triste avantage de la contempler sans égarement d’esprit et sans catastrophe immédiate. Je dis que c’est un triste avantage, parce que, dans cette inaction forcée, on souffre plus que ceux qui agissent. Je le sais par expérience ; en aucun temps de ma vie, je n’ai autant souffert !

Je n’ai pas voulu faire une page d’histoire, je ne l’aurais pas pu ; mais toute émotion soulevée par l’émotion générale appartient quand même à l’histoire d’une époque. J’ai traversé cette tourmente comme dans un îlot à chaque instant menacé d’être englouti par le flot qui montait. J’ai jugé à travers le nuage et l’écume les faits qui me sont parvenus ; mais j’ai tâché de saisir l’esprit de la France dans ces convulsions d’agonie, et à présent je voudrais pouvoir lui toucher le cœur pour savoir si elle est morte.

On ne peut juger que par induction, je tâte mon propre cœur et