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coup d’événemens qui me rappellent Waterloo, qui n’ont pas la grandeur de ce drame terrible, et qui paraissent plus effrayans encore. Toute une vie collective remise en question ! — On dit que cela peut durer longtemps encore. L’invasion se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans l’inconnu, nous entrons dans La phase des jours sans lendemain ; nous nous faisons l’effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour de l’exécution, et qui sont pressés d’en finir parce qu’ils ne s’intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les autres, si l’inaction et un état maladif m’ont rendue lâche. J’ai fait bon visage tant que j’ai pu ; je me suis abstenue de plaintes et de paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n’a affaire qu’à soi-même, il est facile de ne pas s’en soucier, de s’imposer des fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des émotions. La vie ordinaire est pleine d’incidens puérils dont on apprend avec l’âge à faire peu de cas ; on est trahi ou leurré, on est malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d’ennuis, des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter ! On vous croit stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de souffrir des petites choses. On a l’expérience du peu de durée, l’appréciation du peu de valeur de ces choses ; on se détache des biens illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour les autres dans l’avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n’a pas de mérite. Ce qu’il faudrait, c’est le courage des grandes crises sociales, c’est la foi sans défaillance, c’est la vision du beau idéal remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent ; mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est. souffert dans le monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles proposions ? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de n’avoir pas le cœur brisé.

En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme le malade qui se retourne dans son lit ? Je sais que je retrouverai ailleurs d’excellens amis. Je regrette ceux que je quitte avec, une tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on s’éloigne pour quelques semaines, qu’on s’embrasse pour la dernière fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux eût l’on a souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos têtes, et les revenans qui auraient peut-être fini par se montrer.