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souveraine est à peine formé, on s’amuse à fabriquer des gouvernemens de fantaisie ; on fait des proclamations, on dicte des lois, on organise des résistances, et par un étrange renversement de tous les rôles on provoque la garde nationale elle-même à former une sorte de pouvoir prétorien ; bref, c’est la confusion universelle, si bien qu’une foule d’esprits simples finissent eux-mêmes par ne plus savoir où ils vont, ni ce qu’ils doivent faire. Eh bien ! est-ce en propageant ou en laissant se propager ce désordre qu’on peut réaliser cette réforme intérieure des institutions qui peut rendre au pays sa force d’action, qui est assurément aujourd’hui un intérêt national de premier ordre ?

Ce n’est pas seulement notre administration intérieure qui est à refondre ; notre puissance militaire est à recomposer tout entière. Il est malheureusement trop clair aujourd’hui que ces désastres auxquels nos soldats étaient si peu accoutumés sont le triste fruit d’une sorte de décomposition progressive accomplie sous un régime qui avait la prétention d’être le gardien privilégié de l’honneur militaire du pays, et qui n’a réussi qu’à énerver tous les ressorts de notre ancienne puissance. La loi d’exonération faite en 1855 a contribué surtout à cette décomposition. La loi de réorganisation de 1867, loi médiocrement conçue et plus médiocrement exécutée, n’a été qu’un impuissant palliatif. Il y a quatre ans déjà, le général Trochu lisait des revers inévitables dans la constitution de notre armée et dans l’altération de nos mœurs militaires. Notre ancien attaché militaire à Berlin, le colonel Stoffel, dans ces rapports si curieux, si instructifs, qu’il adressait au gouvernement de l’empire et dont ce gouvernement tenait si peu de compte, le colonel Stoffel traçait le plus saisissant parallèle du travail énergique de la Prusse pour organiser ses forces et de la décadence de notre armée. Tout ce qu’il entrevoyait de malheurs possibles s’est réalisé avec une effrayante exactitude. Chose étrange, malgré l’énormité de nos budgets militaires, nous n’avions pas même le nombre ; nous avons eu à peine 200,000 soldats à mettre en ligne contre l’avalanche allemande il y a six mois, et ce phénomène singulier, ce signe de décadence militaire, avait été déjà entrevu par plus d’un observateur dès la guerre d’Italie, pendant cette campagne où le désarroi de nos forces commençait à devenir sensible, où nous aurions pu à peine envoyer des renforts suffisans, si un revers un peu sérieux nous avait frappés. La vérité est que notre armée était atteinte dans son essence ; elle en était venue à ce point où elle n’avait plus ni le nombre, ni l’instruction, ni la forte cohésion de la discipline. La légèreté, le favoritisme, l’ignorance, l’infatuation, avaient tout détruit. L’esprit militaire n’existait plus, selon le mot du colonel Stoffel. Il ne faut certes pas accuser le courage de ces soldats ; beaucoup se sont battus intrépidement, ils auraient mérité de vaincre, si l’héroïsme eût suffi. Malheureusement l’instruction, la confiance, manquaient aux anciens eux-mêmes,