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repris le paletot de l’ouvrier ; mais ce n’est ni un ouvrier ni un monsieur comme l’entend le préjugé : c’est un homme, et un homme rare qu’on peut aborder sans attention, qu’on ne quitte pas sans respect.

Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c’est pour le mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante habitans ; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui domine le ravin ; les enfans grimpent sur les balustrades vertigineuses. Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l’intérieur. Les pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien que mal, maintient l’ordre, et Nadaud parle d’une voix douce qui se fait bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même ; il m’avait fait promettre de ne pas l’écouter, de ne pas le voir parler. J’ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre. C’est dans l’intimité qu’on se connaît, et je crois maintenant que je le connais bien. Il est digne entre les plus dignes de représenter les bonnes aspirations du peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi ; n’ayons pas d’illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.

À trois heures, on l’a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le monde des environs n’était pas arrivé pour la première, et les gens de l’endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévoûment et sacrifice ; il n’était plus question de cela depuis vingt ans. On ne parlait que du rendement de l’épi et du prix des bestiaux. « Il faut savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout, comme nous, et qui ne parait pas se soucier de nos petits intérêts. » Je n’ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille ; Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive, étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement ; il a un peu perdu l’habitude de la langue française, les mots lui viennent en anglais, et pendant quelques instans il est forcé de se les traduire à lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle ; mais peu à peu sa pensée s’élève, l’expression arrive, l’émotion intérieure se révèle et se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l’on s’en va en disant : « C’est un homme tout à fait bien. » Simple éloge, mais qui dit tout. Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains ; Nadaud prononce encore quelques paroles affectueuses et d’une courtoisie recherchée. La voiture roule, les cavaliers piaffent ; ceux