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paraît-il, de nombreux chevreuils et d’argalis que personne ne songe à inquiéter. Nos voyageurs suivent lentement la lourde charrette qui porte les bagages ; on est au mois de mai, l’air est chaud, la végétation se développe, les saules étalent leurs fleurs. Au loin, ils aperçoivent le Hoang-ho, le fameux Fleuve-Jaune, et il n’en faut pas davantage au milieu de la solitude pour ressentir une petite émotion, pour éprouver un instant de plaisir. Celui qui tiendrait beaucoup aux aisances de la vie serait malheureux sur la route de Sartchi ; à l’auberge, on ne trouve pour accommoder un pauvre repas que de l’huile de chènevis, dont le goût est abominable et l’usage d’un effet souvent fâcheux.

En avançant encore vers l’ouest, les montagnes s’abaissent, et le chemin demeure à quelque distance au nord du Hoang-ho et de la ville de Tchang-kouren, où MM. Huc et Gabet, avec grand péril, traversèrent le fleuve pour entrer dans le pays des Ortous[1]. Sur la route passent des files de voitures chargées de grains allant dans le nord du Kan-sou. Le sol n’a pu être ensemencé depuis plusieurs années, et la disette est venue dans cette province, où campent des soldats impériaux afin de tenir en respect les musulmans rebelles. Plus on approche de Sartchi, plus la population semble misérable, ce que le père David attribue à l’habitude de fumer l’opium, très répandue dans le district. Enfin le savant lazariste atteint la bourgade placée au pied d’une montagne abrupte, couverte sur le versant méridional de thuias et d’ormeaux et portant sur les contre-forts une vaste lamaserie qui consiste en un groupe de maisons à plusieurs étages, selon la mode thibétaine, et peintes en rouge. Notre missionnaire est presque à la joie : en quittant Pékin, il avait en vue Sartchi pour en faire le centre de ses explorations. Il va s’installer ; n’ayant plus le souci du transport d’un lourd bagage, il aura le loisir d’entreprendre des courses, d’étudier le pays, de recueillir une multitude d’objets, de former des collections. Naturellement il faut avant tout s’arrêter à l’auberge ; la nouvelle de l’arrivée des étrangers se propage en quelques minutes, et les voyageurs ne tardent pas à être entourés d’une façon assez gênante. Les habitans de Sartchi n’ayant jamais vu d’Européens, chacun veut examiner les hommes d’Occident. La population, composée de Chinois et de Mongols dont la nationalité s’est éteinte au contact de ces derniers, jouit d’une certaine aisance. De petits ruisseaux fertilisant les champs, la culture est productive. En divers endroits, il y a des moulins, et, sujet de surprise, plusieurs sont occupés à moudre de l’écorce d’ormeau : c’est un mets en faveur dans cette partie de la Mongolie.

  1. Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, par M, Huc, t. Ier, chap. VI.